Au parlement, Mostafa Terrab explique la « remontada » de l’OCP
La semaine dernière, le président du Groupe OCP était reçu à la Chambre des représentants, et plus précisément devant la commission de contrôle des finances publiques. Mostafa Terrab était attendu, d’abord pour ce qu’il est et ce qu’il fait, ensuite pour apporter ses explications suite au rapport de la Cour des comptes sur l’activité du Groupe qui avait été considéré comme minimaliste, ou à peu près…
1 - Pourquoi l’audition de Mostafa Terrab ?
L’article 148 de la constitution dispose que « la Cour des comptes assiste le parlement dans son contrôle des finances publiques » ; c’est on ne peut plus clair. Mardi dernier, donc, à la Chambre, ce n’était pas une séance de questions-réponses, mais un exposé du président du Groupe OCP, propriété de l’Etat, devant les députés de la nation. Le format est intéressant car il évite ces joutes qui, souvent en politique, sont moins techniques et utiles que… politiques. Le débat interviendra plus tard, quand les députés auront assimilé l’ensemble du fonctionnement et auront préparé leurs questions. C’est que l’OCP est au moins aussi complexe qu’une loi de finances par temps orageux…
Le moment est également bien choisi car 2019 est une année charnière. 2018 correspond à la fin du plan de développement stratégique 2008-2018 et 2019 inaugure celui du plan 2019-2026. Il fallait donc expliquer le premier, et l’évaluer, avant de présenter le second, avant de le lancer.
Le moment est également bien choisi car il intervient quelques mois après ce rapport de la Cour des comptes, auquel les observateurs avaient reproché de ne révéler que peu de choses, finalement, face à l’étendue des activités du Groupe. Ce à quoi la Cour présidée par Driss Jettou avait répondu qu’au regard de la sensibilité de l’établissement et de son produit-phare, il n’était pas possible de tout dire…
Mostafa Terrab a en revanche « dit » l’histoire de l’Office, et déroulé le récit de son activité depuis une douzaine d’années. Il a ensuite suivi la logique de l’institution parlementaire, et celle du contrôle des finances publiques, en déclinant sa stratégie 2019-2026. Franc succès de la prestation, matérialisé par une séance de selfies entre le patron de l’OCP et les députés, ce qui n’était jamais arrivé, ou alors il y a longtemps, ou les députés ont oublié… « Terrab est un personnage important pour l’économie de ce pays, et même du monde… mais ici, au parlement, il a été humble et a parfaitement répondu à nos attentes. Nous autres députés n’avons pas l’habitude, d’où la séance de photos !», nous explique cette députée, encore sous le charme de M. Terrab.
2 - Qu’est-ce que le phosphate ?
Le phosphate entre dans la composition des engrais, et il en est même un composant essentiel, avec le potassium et l’azote. Si le phosphate est la matière première, l’engrais est le produit fini, dont la marge commerciale est plus importante. Pour cela, il faut importer du souffre, que le Maroc ne produit pas et dont il est devenu au fil des ans le premier importateur mondial, avec environ 1 milliard de $ par an, de même que pour l’ammoniac dont le royaume importe annuellement 500 millions de $.
Pour transformer le phosphate brut en engrais, une chaîne de valeur se met en place, car il est nécessaire de fabriquer un produit intermédiaire, l’acide phosphorique en l’occurrence.
Sans engrais, la production alimentaire mondiale serait réduite de moitié ! Or, le phosphate est un élément non renouvelable. On peut imaginer alors l’incontournable nécessité du phosphate dans le monde d’aujourd’hui et de demain, et la puissance qu’il procure ou peut procurer, à celui qui le possède.
Le Maroc, dispose de 70% des réserves mondiales. En effet, la planète abrite 70 milliards de tonnes de réserves de phosphates, et il se trouve que 50 milliards se concentrent au Maroc. Pourquoi ? Comment ? On le sait ou non, mais le Maroc est souvent désigné de « scandale géologique » en raison de cette concentration de phosphate dans son sol.
Du constat de cette réalité découle la question que se posent déjà analystes et projectivistes : le Maroc est-il, sera-t-il responsable pour porter le poids et assumer son rôle de détenteur de plus des deux tiers d’un composant fondamental de l’alimentation mondiale ? Le royaume est en effet dépositaire d’une ressource essentielle à l’humanité et doit en conséquence démontrer ce niveau de responsabilité qui rassurerait le monde. C’est OCP qui se trouve à la manœuvre, d’où l’importance de ses stratégies.
Par ailleurs, le Groupe qui emploie plus de 20.000 personnes et qui s’est étendu à d’autres activités de son métier et d’autres, complémentaires comme la formation ou l’innovation agricole, réalise des résultats et a opéré une « remontada » que les députés étaient intéressés de connaître, au titre du contrôle des finances publiques, mais aussi, pour plusieurs, à titre personnel.
3 - L’OCP en 2005
Nous sommes en 2005. OCP détient 43% de parts du marché mondial en roche (minerai), 43% pour l’acide phosphorique et seulement 9% pour les engrais, et cela au moment même où le marché de la roche est en forte baisse dans le monde, contrairement à celui des engrais, en pleine croissance.
En outre, les prix de la roche sont restés stables de 1974 à 2006, alors même que le cours des engrais a connu des fluctuations cycliques dues aux mouvements des marchés, mais s’est envolé depuis 2000 pour se situer, en 2006, à plus du quadruple de son niveau en 1970. Le Groupe OCP, malgré son investissement de Jorf Lasfar en 1982, a donc perdu de l’argent, faute d’en avoir injecté opportunément pour suivre les tendances du marché vers l’engrais, davantage que pour la roche.
Résultat : à fin 2005 (tableau ci-contre), le groupe affichait une funeste situation nette, négative de 16 milliards de DH, les seuls engagements caisse de retraite équivalent à l’ensemble de l’actif de l’entreprise. On avait connu mieux, mais la stratégie retenue pour la décennie suivante allait faire du mieux.
4 - Que faire ? Une stratégie 2007-2018…
Le Groupe l’a compris, Mostafa Terrab l’a mis en pratique, et l’a expliqué aux députés : il faut passer à l’engrais, et plus précisément d’une capacité de 3 à 12 millions de tonnes. C’est le premier axe, qui est conditionné par le second, à savoir la maîtrise, puis le leadership des coûts : en effet, et sachant que le cours mondial est celui du producteur le plus cher, plus les coûts OCP baissent, et plus sa marge augmente, c’est simple et basique. Enfin, troisième pilier de cette stratégie, se donner les moyens d’une flexibilité commerciale aux fins de capter 50% de la demande mondiale supplémentaire. Grande ambition, vaste programme…
La stratégie de l’OCP n’est pas autocentrée ; elle n’aspire pas à créer le vide autour de lui car en effet, maîtriser les coûts implique une augmentation rationalisée des capacités de production (programme Iqlaa, 2010-2014, consistant à augmenter la production du tiers avec la même capacité), mais aussi une logistique de transport. D’où le slurry pipeline, une fierté nationale qui multiplie les superlatifs et les records. Mais cette prouesse technologique avait suscité des inquiétudes sur le sort de l’ONCF qui transportait alors la roche et l’engrais produits au centre du pays vers les ports. Inquiétudes balayées, 4 ans après l’entrée en service du pipeline, par les chiffres d’affaires réalisés avec l’ONCF, qui se sont maintenus en dépit de l’augmentation de la production d’OCP (roche et engrais) ; autrement dit, sans le pipeline, ONCF aurait été contraint d’investir dans une nouvelle ligne, ce qui aurait été difficile, voire périlleux, car la construction de la LGV, et l’endettement qui va avec, battait son plein.
Et l’investissement pour mettre toute cette stratégie en place est important, colossal. 8 milliards de $ (tableau ci-contre) ventilés, explique Mostafa Terrab, comme suit : la moitié en capacités propres, 1,2 milliard de $ sur le marché national et le reste, 2,8 milliards, à aller chercher sur le marché international car levés localement, cela aurait asséché les réserves de trésorerie destinées à l’économie nationale.
En émettant pour 2,8 milliards d’obligations à l’international, en deux tranches de 1,8 et de 1 milliard de $, OCP a réalisé la plus importante opération dans le secteur des engrais, dans le monde, et a prouvé ses capacités et sa bonne gestion. Car même pour l’alimentation, un financier y réfléchit à deux fois avant d’engager de telles sommes… Et, avantage collatéral, la levée de fonds sur les places financières internationales implique une transparence dans la gestion et dans les mouvements de fonds, attestés par les agences Fitch et Standard & Poor’s ; cela, le président d’OCP ne le dit pas, tord le cou aux soupçons et autres accusations de manipulations de fonds et autres indélicatesses financières…
Il est intéressant de noter que sur les 8 milliards de $, la production d’engrais a obtenu la part du lion, 4,6 milliards, soit presque le double que l’investissement consenti à l’augmentation de la production minière (2,4 milliards).
Au cours de cette période 2007-2018, OCP a connu deux événements importants, une aubaine et une décision responsable. Ainsi, en 2008, le groupe bénéficié d’une brusque envolée du prix du phosphate à l’international, dû à l’explosion de la demande chinoise. Mais en 2009, le groupe marocain a montré son rôle international en fermant ses usines pour réduire la production d’engrais mondiale et juguler un effondrement du cours. Responsabilité envers les autres prudence et prévoyance envers soi-même car un effondrement du cours de l’engrais aurait frappé aussi le groupe.
Au terme de la période arrêtée pour la stratégie, les résultats furent au rendez-vous : La production d’engrais a réalisé son objectif de 12 millions de tonnes en 2018 (de 9 à 22% de l’offre mondiale), et celle de la roche est passée de 27 à 44 millions de tonnes (tableau ci-contre). Le chiffre d’affaires du groupe a également réalisé un grand bond en avant, de 22 milliards de DH en 2005 à 56 milliards (prévision) en 2019 ! Et alors que les résultats étaient négatifs en 2006, le groupe a contribué au budget de l’Etat à hauteur d’une moyenne de 5 milliards de DH par an en dividendes et en IS, avec un total bilan quintuplé sur cette période de 12 ans (sans compter le autres apports immatériels, comme la formation à Benguerir, les codages à 1337 et Youcode, les programmes al Moutmir en faveur des agriculteurs…)
En matière d’impact sur l’économie nationale, Le slurry pipeline a permis le transport de la production additionnelle, sans porter atteinte ou préjudice à l’ONCF en lui réduisant son chiffre d’affaires ou en l’obligeant à lourdement investir. En outre, 63% de l’investissement décennal a bénéficié directement à l’économie nationale, avec un chiffre d’affaires cumulé de 50 milliards de DH et la création nette de 8.400 emplois stables.
5 - Une politique durable de développement (tout aussi) durable
L’industrie phosphatière est hydrophage, essentiellement pour le lavage de la roche et pour le transport par slury pipeline. En 2005, l’activité du groupe nécessitait la consommation de 51 millions de m3, dont 98% provenait des eaux de surface et souterraines… autant dire que cela asséchait fortement, et durablement, le pays. Une politique de l’eau a alors été conçue, pour accompagner le développement d’OCP et en 2018, les 112 millions de m3 utilisés provenaient pour 30% de l’épuration des eaux usées, du recyclage et du dessalement de l’eau de mer (à titre indicatif, l’unité de dessalement d’eau de mer de Jorf assure une production de 25 millions de m3, la consommation d’el Jadida étant de 15 millions). Il est prévu qu’avec la croissance de la production d’engrais et de phosphate en 2028, 175 millions de m3 seront utilisés, et proviendront en totalité, à 100%, de l’épuration et du dessalement. Idem pour l’électricité (tableau ci-contre) !
Pour les sols exploités, les mines fermées sont plantées en oliviers, caroubiers, poivriers et arganiers… 5 millions d’arbres au total ! Concernant le phosphogypse, il est valorisé et exploité soit pour traiter et fertiliser les sols, soit pour la construction de routes, comme à Safi. Et pour les autres sols, enfin, l’activité va en profondeur pour exploiter de la roche moins pure, ce qui permet de limiter le volume des acquisitions de sols.
6 - Et demain, comment se présente le marché mondial ?
Si la demande en roche brute a tendance à se tasser, voire se réduire, celle en engrais classique se stabilise également, passant d’une croissance moyenne de 4% par an de 2000 à 2010, à 2,7% de 2011 à 2015. Depuis 2016, cette croissance est d‘environ 0,4% annuellement. La tendance va donc aux engrais adaptés, ou customisés, dont la demande croît de 6% l’an pour les engrais de précision et de 11% pour les biostimulants.
OCP a réagi en mettant en place des cartes de fertilité pour le Maroc, l’Ethiopie et la Côte d’Ivoire, et en créant des engrais spécialisés cacao pour le Nigéria et la Côte d’Ivoire, d’autres engrais coton pour le Mali, le Benin, le Togo, et enfin des engrais maïs pour le Kenya et le Nigéria. Ce faisant, le groupe s’investit dans la coopération sud-sud, essentiellement africaine, ce qui commence à déplaire à l’international…
Un chiffre est particulièrement parlant : 3 formules d’engrais customisés en 2005, plus de 40 aujourd’hui ! Cela implique la nécessité de développement de l’activité R&D, déclinée en innovation dans les produits de spécialité (bactéries, engrais intelligents), en traitement du cadmium et métaux lourds, dont la présence dans le phosphate marocain fait le bonheur des pourfendeurs européens de l’OCP.
La R&D, c’est de l’argent, et beaucoup d’argent, et de fait, les investissements en recherche au sein du groupe OCP, essentiellement au sein de l’université polytechnique Mohammed VI de Benguérir, ont atteint 150 millions de $, contre seulement 3,5 millions en 2005. Cela équivaut environ à 2,7% du chiffre d’affaires du groupe. En guise de comparaison, la recherche sur le plan national, au Maroc, est de 300 millions de DH, soit 30 millions de $ !...
Il reste encore du travail, des efforts… en effet, le concurrent américain d’OCP, Nutrien, consacre 1 milliard de $ à la R&D, soit 5% de son chiffre d’affaires.
7 - 2019-2026, tout un programme !
L’objectif en 2026, explique Mostafa Terrab aux députés, est de faire passer la production de roche de 44 millions de tonnes aujourd’hui à 59 millions. Quant aux engrais, la capacité de production bondira de 12 millions de tonnes en 2018 à 20 millions en 2026, soit 25% de la demande mondiale. Cela renforcera encore plus le groupe dans son métier, et lui permettra d’influer sur les cours et de déjouer tout effondrement de ces mêmes cours, en raison d’une surproduction mondiale ou d’un tassement de la demande.
Ce programme, qui concernera principalement les axes Benguérir-Safi et Boucraâ-Laâyoune, nécessitera un investissement de 5,7 milliards de $, dont 1,7 milliard à Boucraâ, sachant que cette région ne représente que 1,6% des réserves OCP, contrairement à ce qui se dit ici et là… De plus, avec la création de 1.270 emplois dans cette dernière région, le groupe programme la construction de deux unités pour l’acide phosphorique et l’acide sulfurique, la construction d’une usine de production d’engrais avec une capacité de 1 million de tonnes, et une usine de dessalement d’eau de mer.
Rarement une présentation d’activité au parlement n’aura suscité autant d’engouement et de confiance. Mostafa Terrab est apparu pour ce qu’il est, un homme pressé mais non stressé, sachant ce qu’il veut, maîtrisant ce qu’il fait et se donnant les moyens nécessaires pour atteindre ses objectifs. Les élus de la nation ont applaudi, et l’idée de rétention d’informations par la Cour des comptes s’est doucement estompée. Le débat se tiendra dans quelques semaines entre le président d’OCP et les députés, chacun équipé de son selfie personnel avec lui.
L’OCP, « une leçon de management venue du sud », disait Pascal Croset. Il avait raison.
Aziz Boucetta
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