L’Autre Versant de Farida Laouissi, ou l’impérieuse nécessité de la migration inversée
L’Autre Versant ou l’envers du décor, ou encore le versant inversé, telle est l’idée renversante qui se dégage à la lecture de ce roman court en forme de conte philosophique de Farida Laouissi. La trame se déroule dans une ville rappelant un Paris achronique, étrangement oppressant, délicieusement décrit… et démarre sur une interpellation ! Dans ce pays imaginaire appelé Mirland, soit on est obéissant, docile, soumis, atone donc aphone et amorphe, soit on n’est pas. Au Mirland, les gens sont amputés de la cervelle et deviennent des « citoyens sentinelles ».
Un conte écrit à la première personne, celle du narrateur Zaïn dont la mère Izza a été arrêtée par les Prockope*, l’autorité « gouvernementale » dont le nom indique que toute allusion à Paris n’est absolument pas fortuite. La mère, donc, la « Mama » du héros malgré lui, peut-être même un anti-héros, a été embastillée pour activité hautement subversive. Et pour cause ! Elle et une poignée de ses contemporains sont militants, défendant une cause terriblement dangereuse, celle de pouvoir encore faire des « bisous ».
En effet, le gouvernement a décidé que cette activité consistant à témoigner une certaine affection à son prochain est parfaitement inutile, voire pathogène, et même chronophage. Et malheur à celles et ceux qui n’en conviendraient pas. Il faut dire, comme le dit notre héros, qu’ « à Patras, la docilité est devenue, avec le temps et quelques circonstances probantes, une valeur sûre ». La mère ne s’étant pas montrée assez docile, elle a donc été arrêtée. Et comme à Patras, on ne badine pas avec la discipline et on abhorre l’indocilité, elle risque une lourde peine.
Pourquoi cette docilité, et quelle est la raison qui a conduit les Mirlandais à se montrer aussi soumis ? Elle est très simple, aussi simple que de prendre un comprimé de muz, cette « denrée nationale distribuée dans les pharmacies », et dont la non consommation expose à de terribles châtiments.
30 ans. « Mama » a été condamnée à 30 ans, à purger dans un bagne digne des temps glorieux de Cayenne, malgré la timide plaidoirie de Zaïn qui s’est aussi opportunément que douloureusement souvenu qu’il était juriste… un juriste aimant sa mère mais craignant l’Autorité, un juriste affectueux qui a finalement convaincu sa terrible Mama de se laisse injecter le produit Tobee qui la rendrait plus docile. Et qui l’a tuée.
Alors, au terme de longues et pénibles remises en cause, et aux fins d’échapper à l’étouffant carcan des Prockopes de teintes différentes pour différencier leurs grades, Zaïn consent à s’en aller vers un ailleurs qui ne serait pas, qui n’est pas Mirland et « sa garde à vue permanente », pour y emmener le jeune Keenan, un jeune insoumis de sept ans déjà – dangereusement – imprégné de ces terribles concepts que sont la liberté d’expression et la liberté tout court. Cet ailleurs, que l’on rejoint par felouque, en bravant la mer et en déjouant la surveillance des Prockope verts ou jaunes, c’est Tanaste, une contrée où les habitants peuvent encore vivre ce qu’on appelle une vie. Des émotions et des sensations, des sentiments et des questionnements.
Mais la muz et la marche inexorable – et déplorable – vers le progrès fait toujours son effet, et voilà que Tanaste se trouve envahie, submergée, par l’irrésistible progrès qui rompt les liens et corrompt les humains. Au point que partout est Patras, que Mirland s’invite avec ses merveilles et… fait que l’Autre Versant se renverse et inverse les valeurs.
Un conte, donc, écrit dans un langage simple dans ses mots, qui laissent toutefois deviner les maux d’une modernité non maîtrisée par des maîtres usant de tous les moyens d’asservissement d’esclaves qui n’en portent pas le nom… L’auteure, Farida Laouissi, docteure en littérature et borgésienne convaincue, restitue le style de l’intellectuel argentin en se l’appropriant pour dégager sa vision du monde. Elle a commis un ouvrage court, pétri d’humour grinçant et empli de concepts philosophiques et d’idéal humaniste, souvent et volontiers suffoquant, évoquant le style plus étiré d’un John Kennedy Toole dans sa « conjuration des imbéciles ».
Pour l’auteure, le progrès tue l’humanité et la sensibilité des humains, submergés par leur inextinguible soif de pouvoir absolu pour les uns, de soumission totale pour les autres, de déshumanisation absolue pour tous… dans ce conte philosophique où les crédos coutumiers s’inversent, avec un Patras-Occident décadent dans les valeurs qu’il a toujours prônées, et une Tanaste-Afrique vivant encore, provisoirement, dans une culture dont elle se fait progressivement déposséder.
L’Autre Versant, le conte philosophique de Farida Laouissi qui se lit vite, mais que l’on doit prendre le temps de lire, pour bien le comprendre. Et en saisir la portée, sans doute prémonitoire, d’une migration inversée du progrès factice et périlleux vers la vie simple et humaine, bien plus humaine...
Aziz et Ghali Boucetta
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* Le Procope est un café parisien situé dans le 6ème arrondissement de Paris, fondé en 1686 et ayant connu la fréquentation de personnages illustres tels que La Fontaine, Voltaire, Danton, Robespierre, Bonaparte ou encore Victor Hugo.
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