(Billet 965) – Maghreb/Sahel, chassé-croisé entre Russes et Américains, la France absente

(Billet 965) – Maghreb/Sahel, chassé-croisé entre Russes et Américains, la France absente

En relations internationales, il est toujours utile de guetter les signaux faibles pour pouvoir dégager les grandes tendances. C’est aujourd’hui le cas dans la région qui nous intéresse, la nôtre, l’ensemble Maghreb/Sahel, avec ses évolutions et les circonvolutions autour de lui, dans un monde entré dans une phase dont on ne sait ni quand ni comment il sortira.

Israël massacre à tour de bras, s’engageant dans une aventure génocidaire dont il paiera tôt ou tard le prix ; les pays occidentaux, soutenant toute cette brutalité pour des raisons historico-psychologiques, connaissent un effondrement moral tant dans leurs sociétés que dans leur soutien de l’insoutenable. La Russie et la Chine poussent leurs pions et gagnent du terrain contre cet Occident sévèrement bousculé et dans le doute. Et les pays du Sud se cherchent et recherchent d’autres alliances. Le Maroc en fait partie, et bien des choses se produisent dans son environnement, les Américains à Alger, les Russes à Rabat, la France nulle part, le Sahel en ébullition.

1/ Un Yankee à Alger. Le sous-secrétaire d’Etat adjoint américain Joshua Harris s’est rendu en Algérie et au Maroc. En Algérie, dans une mystérieuse interview publiée sur le site de l’ambassade US, M. Harris a estimé qu’ « il est très urgent de permettre à l’Envoyé personnel De Mistura de progresser sans plus tarder. L’escalade sur le terrain et l’intensification du conflit militaire sont (…) alarmantes. (…) Notre position est claire et connue des Algériens [dont] la voix est cruciale dans leur soutien au processus de l’ONU. (…) Nous envisageons sérieusement d’utiliser notre influence pour permettre le succès du processus politique de l’ONU ». En clair, les Américains, confrontés à une guerre de haute intensité à l’est de la Méditerranée, craignent un embrasement subit à son versant ouest. Ils prennent langue avec Alger, lui proposent plusieurs partenariats, incluant des ventes d’armes et de systèmes de défense, ce qui est inédit, presque historique. Et par ailleurs, Washington ne dit pas un mot sur une proposition algérienne de résolution du conflit du Sahara, car elle n’existe pas, hors l’exigence de référendum du Polisario, mais les Etats-Unis réaffirment le sérieux, la crédibilité et le réalisme de la proposition marocaine d’autonomie, les mots ayant un sens. Et le Département d’Etat a réaffirmé le non-changement de sa position sur le Sahara. Cependant, les Etats-Unis laissent régner une certaine opacité quand ils disent qu’ils utiliseront leur influence pour faire avancer les choses ; dans quel sens ? Ils gardent soigneusement la réponse pour eux afin de maintenir la pression sur les deux protagonistes.

Les Marocains se sont empressés de se réjouir de ce qui n’est réellement qu’une offensive US dans la région, comme cela avait été fait au Sahel en août, et non pas une marque de soutien franche et massive de l’intégrité territoriale du Maroc. La France s’étant retirée de cette région et étant en difficulté au Maghreb, les Américains, comme la nature, ont horreur du vide. Et donc œuvrent à le combler.

Cela étant, le Maroc officiel n’a fait aucune déclaration, communiqué ou photo de la visite de M. Harris à Rabat, après Alger. La visite de l’ambassadrice américaine à Alger dans la région de Tindouf, image à l’appui, pourrait être vécue au Maroc comme une pression sur lui pour que le royaume infléchisse sa position à l’égard du conflit opposant Hamas à Israël. Le manque de considération du Maroc pour cette visite de l’officiel US serait une réponse du royaume et aussi une manifestation de sa contrariété face à la duplicité américaine.

2/ Un Russe au Maroc. Quelques heures après la visite silencieuse de M. Harris au Maroc, c’est au tour de Serguei Lavrov d’y atterrir. C’est certes dans le cadre multilatéral du Forum de coopération russo-arabe, mais la rencontre Lavrov-Bourita est médiatisée, et la teneur de leurs échanges aussi ; les deux hommes échangent de larges sourires et Sergueï Lavrov tient même des propos aimables, quoique convenus, sur le Sahara. Il ne faut pas pour autant conclure à une alliance solide et pérenne car il aura fallu tout de même 14 années pour passer d’un partenariat stratégique (2002) à un partenariat stratégique approfondi (2016), sans que l’un ni l’autre ne soient vraiment mis en application, puisque les modalités de ces partenariats sont encore discutés… Mais le Maroc et la Russie, à travers Rosatom, ont signé en juillet un accord pour la construction d'unités de dessalement combinées à une centrale nucléaire, domaine d’expertise mondiale de la Russie, intéressée par le fort potentiel de production d’uranium du Maroc.

Pour le forum russo-arabe, sa tenue au Maroc est programmée depuis longtemps certes mais on sait que le Maroc n’hésite pas à annuler un événement quand ses intérêts le lui dictent. En outre, la rencontre de Serguei Lavrov avec ses pairs arabes revêt une importance singulière, en ce moment particulier où les Occidentaux soutiennent en bloc Israël.

3/ Le désenclavement du Sahel. Rabat a reçu les délégations des 4 pays du Sahel sans accès au littoral atlantique. Dans une région d’où la puissance tutélaire historique est partie, une compétition se joue entre Moscou et Washington, mais une compétition axée sur l’exploitation des ressources et la présence militaire. Le Maroc a fait une offre alternative, développementiste et avant-gardiste, passée inaperçue en raison de l’insignifiance financière et économique du Maroc face aux deux compétiteurs ; mais la visite du roi Mohammed VI à Abu Dhabi et la signature d’une batterie de partenariats et de memoranda incluant le désenclavement du Sahel ont changé la donne et donnent du relief à cette initiative. Et recevoir les délégations des quatre pays concernés pour confirmer leur adhésion confère encore plus de dimension à l’affaire. Et la bascule se poursuit, avec le renforcement des positions marocaines au Sahel, à un moment où l’Algérie se distingue par sa propension à ruiner sa réputation au Sahel, commençant par le Mali.

Il manque toutefois la Mauritanie, sans laquelle aucun désenclavement n’est envisageable, et l’absence de la Mauritanie, pays non enclavé, à la réunion de Rabat était particulièrement remarquée et pose la question de l’adhésion du voisin méridional du Maroc à l’initiative. Nasser Bourita a plaidé l’inverse mais il ne pouvait dire autre chose, tout en n’étant pas très convaincant. Cela étant, Nouakchott a toujours joué cavalier seul en Afrique sahélienne et de l’Ouest, en quittant la Cédéao, en refusant au départ de se joindre à l’idée du gazoduc Nigéria-Maroc avant d’en admettre le principe. Entre Rabat et Alger, Nouakchott a toujours prudemment joué l’équilibre ; il faut donc juste attendre la fenêtre de tir adéquate et opportune pour présenter à la Mauritanie les arguments nécessaires et matériels pour son adhésion à l’initiative.

Dans cette région d’Afrique où Russes, Chinois et Américains rivalisent, le Maroc avec les Emirats Arabes Unis pourraient parvenir à s’imposer, ou au moins à se faire entendre des grandes puissances. Mais laquelle ? C’est là que cela devient intéressant car Rabat et Abu Dhabi, désormais audibles, agiront en fonction de leurs intérêts et des comportements de ces puissances à leur égard.

 

Au final, on observe bien des mouvements, tantôt habituels tantôt inédits, des positionnements et des reconfigurations d’alliances, des idées novatrices, des principes immuables… de grandes manœuvres, pour l’instant opaques. Dans l’état actuel des choses, on ne sait trop ce qui sortira de tout cela, et peut-être que nos dirigeants maghrébins eux-mêmes, s’ils en savent plus, n’en savent pas beaucoup nécessairement. Le sort de Gaza, l’issue de la guerre russe en Ukraine et la position de la Chine ne sont pas encore assez claires – aussi claires que le retrait français – pour savoir de quel côté souffleront les vents au Maghreb et au Sahel ; et dans l’intervalle, au Maghreb, Russes et Américains rivalisent chacun d’amabilités avec l’allié de leur rival.

Pour sa part, le Maroc joue prudemment, avance précautionneusement, utilise savamment ses différents et nombreux atouts. Mais sans puissance économique et financière déterminante, et avec un front interne affaibli (partis inexistants, institutions élues percluses, gouvernement atone et aphone, médias faibles et peu audibles, société civile tenue à l’écart, diaspora sous-employée), sa tâche sera rude et ardue pour peser comme il le souhaite sur l’échiquier régional.

Dans l’attente, bonne année et meilleurs vœux !

Aziz Boucetta

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