(Billet 1100) – Moudawana, un petit pas pour aujourd’hui, un bond de géant pour demain
Une longue gestation, faite de demandes royales, de plus en plus insistantes, au gouvernement, puis finalement d’une prise en main de cette question par le roi. Mise en place d’une Instance spéciale, puis saisine du Conseil des oulémas, tout cela animé et rythmé par un débat sociétal, parfois un énervement sociétal. Et le résultat est là, ou presque. Un résultat qui, malgré quelques déceptions de susceptibilité, satisfait tout le monde et marque un tournant, une étape cruciale pour une vraie réforme, plus globale, plus durable. Un résultat en forme de plus petit dénominateur commun.
En réalité, il ne s’agit pas d’une réforme définitive, mais d’une réforme transitoire, une évolution vers la révolution, une sorte d’initiation vers une véritable réforme de fond, qui changerait les fondements de la société, tout en maintenant ses fondamentaux. On a touché à tout, changeant les choses, mais pas intégralement. On a procédé par petites touches, par des actions « chirurgicales » ou doses homéopathiques, qui ont eu le mérite de concerner tout le monde, de satisfaire un peu tout le monde tout en décevant un peu tout le monde, de titiller les uns et d’émoustiller d’autres. Cela s’appelle le changement en douceur.
On s’est attelé à tous les points en litige (statut de la femme au sein de la famille, protection des enfants, succession, polygamie, communauté des biens…) sans véritablement changer leurs modes de fonctionnement. Juste en entamant une évolution. Le rendu final, à ce stade, reflète les forces et courants en présence : d’un côté les progressistes résolument réformateurs, emmenés par le ministre de la Justice Abdellatif Ouahbi, de l’autre les conservateurs attachés aux textes, incarnés par les Oulémas du Conseil du même nom.
Les deux bords sont profondément inconciliables, résolument opposés, mais représentent chacun une frange importante de la société. Et c’est là qu’intervient la magie du système marocain, avec un arbitre au-dessus de la mêlée, incontestable et incontesté, détenteur du pouvoir temporel et de l’aura spirituelle, tantôt conservateur, tantôt progressiste, dans la limite des textes mais surtout de la sensibilité de la société à une phase donnée. Cet arbitre, le roi, est le seul à pouvoir faire bouger les choses, en respectant les textes, l’esprit de textes, de tous les textes, coranique ou constitutionnel, mais à sa manière toute en finesse et jouant sur le temps.
Aujourd’hui, la société marocaine se trouve à un tournant multidimensionnel, démographique (avec un pic de population prévu pour 2040, et le vieillissement après), économique (sortir du piège du revenu intermédiaire, ou y rester éternellement et dangereusement), géopolitique (la nouvelle place du royaume dans sa région), éthique (un assainissement a commencé, à bas bruit), mémoriel (avec un renouveau patriotique marquant). En un mot, sociétal. Les plus conservateurs admettent la nécessité de changements, même par petites doses, et les plus progressistes comprennent qu’il faut tenir compte des sensibilités des premiers. Et c’est sur ce chemin difficile, sinueux, plein d’aspérités, que s’est engagée l’Instance désignée par le roi, que se sont placés les Oulémas, soigneusement cadrés par le souverain, et qu’attendait la population, animée par les différents débats initiés par les uns et les autres.
Résultat : le statut de la femme avance considérablement au sein du couple, les aspects financiers concernant le ménage sont revus et améliorés dans le sens de plus de droits pour les épouses, la garde est significativement équilibrée, la polygamie et les mariages des mineurs sévèrement encadrés (mais toujours possibles), l’héritage abordé même du bout de la plume et des lèvres. Mais tout y est réellement, sans que rien n’y soit vraiment.
Pour une question socio-religieuse aussi compliquée que la famille, la femme et les us et coutumes héritées du passé musulman, il fallait avancer à pas feutrés, mesurés, prudents, mais audacieux. C’est fait, la démarche ayant été participative, il faut maintenant attendre que les différentes avancées soient acceptées, gravées dans le marbre de la loi, soigneusement appliquées. Intégrées dans les esprits.
On ne peut changer des croyances et des pratiques en un seul coup, dans le cadre d’une seule réforme. C’est dangereux, et inutile. Les Marocains peuvent tout accepter mais il faut accepter l’idée que le temps long monarchique est aussi celui de la société ; il lui faut du temps pour s’adapter, contester, manifester, puis se résigner et, enfin, accepter.
On notera enfin, cette évolution silencieuse qui est en réalité une révolution bruyante. Le sacro-saint et intouchable principe de l’héritage en islam a été abordé et un changement fondamental y a été introduit : on peut désormais faire des donations à ses filles, hors plafonnement. Pour cette question, la société marocaine s’est désormais hissée sur une ligne de crête entre les deux camps.
Reste à considérer la formule de « ne pas interdire ce qui est autorisé et inversement », et à la mettre en phase avec la possibilité d’interprétation, d’ijtihad. Eu égard au temps mis par les Oulémas pour rendre leur avis (six mois), et considérant les trois points refusés par eux et non soumis à l’ijtihad, on peut penser qu’il y a eu « négociation » entre les deux camps, et concession des deux camps, d’où la saillie sur l’héritage. La voie pour l’ijtihad est donc ouverte, et avec elle la contextualisation à venir de ce qui est autorisé et de ce qui ne l’est pas.
Cette réforme ainsi déclinée, il faut maintenant qu’elle trouve son chemin dans les arcanes institutionnels. Prochaine étape, le gouvernement et le parlement. Le roi a demandé au premier de communiquer, d’expliquer, de débattre, de convaincre, pour faciliter l’adoption par le second. Mais partant du principe que le chef du gouvernement ne communique pas, il reste le seul Abdellatif Ouahbi pour porter sa croix et emprunter son chemin de croix pour parvenir sans trop de dégâts au parlement, où l’attendent des députés de la majorité ; mais eux, grâce à Dieu, ils sont bien heureusement acquis et peu farouches, et feront ce qu’on leur demandera de faire, avec une petite marge de manœuvre et de hurlements pour la forme.
Au final, en 20 ans, on peut dire que les choses ont évolué et continueront d’évoluer, lentement mais sûrement, à pas feutrés mais assurés et si la réforme en cours n’est qu’initiatrice de plus grands changements, elle ouvre la voie à une autre, résolument moderne et durable, qui siérait au Maroc de l’avenir. Les grandes réformes nécessitent du temps, une denrée dont le Maroc ne manque pas.
Aziz Boucetta
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