(Billet 1190) - Un débat, pas un combat

(Billet 1190) - Un débat, pas un combat

Voici deux semaines, une chaîne publique marocaine a diffusé un débat entre deux personnages entièrement antinomiques, que tout sépare. Talal Lahlou et Ahmed Aassid ont échangé leurs idées, débattu de leurs idéologies respectives, croisé leurs arguments. Le débat tenu en langue française était serein, autant que l’étaient les deux protagonistes, et leur discussion, certes concentrée, a fait avancer les choses dans le camp de chacun. Mais ce débat a fait apparaître d’autres réalités, moins reluisantes.

Talal Lahlou est un économiste, spécialisé en finance participative ; Ahmed Aassid est un intellectuel,  écrivain et militant. Le premier est connu pour ses positions conservatrices, islamistes (si tant est que ce terme ait encore une signification), et le second s’est rendu célèbre pour ses idées progressistes (à supposer que cela veuille encore dire quelque chose) et sa passion pour la culture amazighe. Le débat organisé par la chaîne de télé opposait donc « l’islamiste » au « laïc », pour faire court et large.

Chacun d’eux a formulé son raisonnement et déroulé ses idées, chacun à sa manière. M. Lahlou assène et impose, M. Aassid suggère et expose. Le débat a connu un très grand succès, a été partagé, en partie ou dans son intégralité, sur les réseaux, et des internautes aussi volontaires que bénévoles, sympathiques qu’actifs, ont même doublé le débat en arabe, puis en anglais. Les vues cumulées ont ainsi dépassé le million.

De quoi cela est-il le signe ? De la vitalité de la société marocaine et de son envie de discussions, de débats, de confrontations d’idées et d’idéologies. Qu’un tel débat puisse se tenir sur le plateau d’une télé publique est révélateur de la maturité de notre démocratie (n’en déplaise aux oiseaux lugubres qui présentent et soutiennent le contraire) et de la pluralité de courants qui parcourent cette société. Tout, ou presque, peut ainsi être dit partout, ou presque.

Le problème n’est donc pas dans les télés publiques (quoique…) ou dans les porteurs des idées qui agitent la société (pour être indulgent), mais dans leurs partisans. Ahmed Aassid défendait, défend toujours et a toujours défendu des idées progressistes, de progrès, d’égalité de genre, de sécularisation de la société et de promotion et de développement de la culture amazighe. Talal Lahlou, venant de la grande famille salafiste forcément traditionnelle et conservatrice, défend des propositions inverses, plus conformes à la Tradition arabo-islamique et au dogme religieux. Ont-ils le droit d’afficher leurs positions ? Assurément oui. Sont-ils dans l’illégalité en exposant leurs idées ? Clairement et certainement non. Et pourtant, les commentaires de leurs partisans vont le plus souvent dans le sens de l’excommunication définitive de M. Aassid pour les partisans de M. Lahlou et du nécessaire musellement de M. Lahlou par les amis de M. Aassid.

Et dans les jours qui ont suivi et qui ont vu le débat se répandre dans les réseaux, y faire rage, y opposer de farouches adeptes de l’un et de l’autre, il n’était plus question de débat, mais de combat. Et comme dans ce pays qui est le plus beau du monde, les conservateurs sont bien plus nombreux que le progressistes, on a eu le sentiment qu’Ahmed Aassid a été laminé, écrasé, broyé par « la machine Lahlou ». Il y a même un gars, certainement un illuminé, qui a hurlé sur un réseau social que « Dieu a triomphé ! ». Même M. Lahlou n’en demandait pas tant… Certains disciples autoproclamés de ce dernier ont même évalué le niveau de français des deux, alors qu’il n’est pas tout à fait sûr qu’ils aient compris les arguments de l’un et de l’autre des protagonistes exprimés lors de ce débat en français soutenu. L’essentiel pour eux est que « l’islam ait vaincu l’athéisme » ; c’est peut-être simple et même simpliste, mais c’est très bien ainsi.

Dans l’autre camp, ce n’est pas mieux. Comment des gens, qui se disent pourtant démocrates, imprégnés de droits, pétris de libertés, fans assidus des Lumières, peuvent-ils se permettre de dénier à M. Lahlou le droit de s’exprimer, et sur une chaîne publique de surcroît ? De quel droit voudraient-ils priver les téléspectateurs du droit, du plaisir – oui, disons-le – d’entendre un de leurs théoriciens venir à la télé et dire tout haut et publiquement ce qu’ils sont des centaines de milliers, voire des millions, à penser ? Certains de ces partisans de M. Aassid, ou simplement pensant comme lui, surprennent parfois par leur intolérance voire leur autoritarisme censeur.

En un mot comme en cent, un débat intellectuel entre sachants a été transformé en pugilat manichéen et exclusif ; alors que les débatteurs confrontaient leurs arguments, leurs fans ont affûté, puis utilisé, leurs armes.

Et c’est l’autre problème qui est apparu dans le sillage de ce débat. Les gens veulent de plus en plus « en découdre », souhaitent assister à des joutes verbales où le vaincu est terrassé et le vainqueur porté en triomphe comme dans la Rome antique. La pratique des réseaux sociaux s’étend aujourd’hui dans toute la société, et même les télés basculent dans cette dérive, cherchant à opposer pour racoler, courant après l’audimat, sacrifiant la qualité à l’agressivité. Les radios sont dans cette logique depuis des années et plus on s’étripe sur un plateau et mieux c’est. Et c’est l’intelligence collective qui y perd.

Nous n’avons pas de télévisions privées, et les chaînes publiques ont une mission de service public à remplir, articulée autour de l’information, de l’analyse et du divertissement. On ne peut faire le troisième avec les deux premiers, et pourtant des responsables de chaînes publiques tombent dans ce piège, dans cette facilité. Une télé, ce n’est pas Facebook, Instagram ou autre réseau de pensée jetable ; une télé, c’est une histoire à préserver, un présent à ménager et un futur à aménager.

Cette intolérance de l’opinion divergente est devenue une empreinte des sociétés modernes, et le Maroc ne déroge pas à la règle. A tout débat son combat, à toute idée ses hérauts et à tout pugilat médiatisé ses héros. Il est rare de trouver de vrais échanges sans énervements ni égosillements et personne n’y gagne. En politique, toute confrontation est soit trop amicale et donc terne soit agressive et donc inaudible, d’où la désaffection des populations de la chose politique ; idem pour le social et les grands questions qui parcourent notre société.

Il est temps de ramener le débat à ses justes proportions en lui traçant ses limites, en définissant la qualité de ses auteurs. Le Maroc en est arrivé aujourd’hui à un niveau où toute avancée ne peut se faire que par la concertation et dans le consensus. Les réseaux sociaux ne remplissent pas ce rôle et les médias publics devraient. Une réforme de l’audiovisuel, au sens large incluant une réglementation des réseaux sociaux, s’impose…

Aziz Boucetta

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