(Billet 1059) - Abdellatif Ouahbi entrera dans l'histoire... mais tout dépend de comment !
Des ministres de la Justice, dans le bon royaume du Maroc, il y en a eu pléthore… entre ceux qui se prosternent, les ternes et les subalternes, l’éventail est certes vaste mais le système judiciaire au Maroc reste souffrant. Aujourd’hui, c’est Me Abdellatif Ouahbi qui préside aux destinées de ce ministère, et Dieu sait qu’il est ambitieux. Il a fait des choses, il a fait beaucoup de choses, dont beaucoup de n’importe quoi.
On peut reprocher bien des travers à cet avocat mais pas son franc-parler, son étrange capacité à se mettre en danger et son courage politique… un courage qui, par moments, se transforme en inutile témérité. Mais il y croit, et il y croit car il est ainsi fait, une sorte de mélange entre conscience de devoir faire et inconscience de foncer tête baissée, avec les risques encourus.
Abdellatif Ouahbi est donc ministre de la Justice, parvenu à cette éminente fonction grâce au bon score de son parti aux dernières élections, à son habileté à négocier avec Aziz Akhannouch et à renier ses propres propos sur son éventuelle entrée au gouvernement, et aussi à son ancien poste de secrétaire général du PAM. Désormais et très curieusement libéré de cette dernière responsabilité, il a aujourd’hui accéléré, et il multiplie les prises d’initiatives et l’exposition publique.
Il a ainsi co-conduit les négociations/tractations au sujet de la réforme du Code de la famille, la fameuse Moudawana, après un rappel à l’ordre royal au gouvernement (dont Me Ouahbi), lequel avait procrastiné une année durant après l’appel du roi Mohammed VI à réformer ce texte, courant l’été 2022. Aujourd’hui, c’est chose faite ; le ministre s’est réuni avec la commission recommandée par le souverain autant de fois qu’il était nécessaire et, dans le délai imparti de six mois, a remis avec son chef du gouvernement les propositions de réforme au cabinet royal, qui l’a confié au conseil des Oulémas pour avis et fatwa, avec un strict encadrement. On attend donc.
Dans la foulée, Me Ouahbi a présenté son projet de réforme du Code de procédure civile, actuellement en discussion au parlement, et jeudi dernier, il a exposé son autre projet de réforme du Code de procédure pénale au gouvernement, qui l’a adopté. Direction le parlement. Ce texte comporte incontestablement de solides avancées en matière de droits humains, de philosophie pénale, mais en matière d’éthique, il demeure très perfectible.
A côté de cela, et depuis trois ans qu’il est en fonction, Abdellatif Ouahbi a donné la pleine mesure de sa capacité à se faire des ennemis. Il a furieusement mécontenté les avocats sur des questions fiscales, et donc éthiques, puis il a dangereusement énervé les candidats à la profession d’avocat, avant d’être désavoué par l’institution du Médiateur qui a recommandé, donc exigé, la tenue d’un autre examen pour faire oublier le précédent, apparemment entaché d’irrégularités. En remontant un peu le temps, on se souvient que Ssi Abdellatif avait éructé sur un cadre de la Culture qu’il connaissait la couleur de ses chaussettes (information au demeurant inutile pour un ministre de la Justice) et qu’il travaillait avec les services de sécurité (précision aussi fausse qu’étrange). Et il faut également mentionner que ce ministre de la Justice a poursuivi et poursuit encore des journalistes et/ou youtubers au pénal, certainement de sa propre initiative...
On retiendra donc de ce ministre le bagout, l’audace, la fine connaissance de ses dossiers et aussi sa capacité à se maintenir sur un fauteuil particulièrement et facilement éjectable ; Abdellatif Ouahbi au ministère de la Justice, c’est un peu comme le cowboy qui se maintient sur son cheval impétueux… Mais on retiendra également de son passage au ministère qu’il a un problème avec l’âpreté au gain des élus. Abdellatif Ouahbi est un homme dont l’éthique et le rapport à l’argent ne semble poser aucun problème, rapportent les personnes qui le connaissent bien et, effectivement, il n’a jamais eu à répondre d’actes frauduleux ou délictueux dans l’exercice de ses fonctions publiques. On peut tout au plus lui reprocher la maladresse ou une certaine dose de « pas de chance ».
Mais il a un sérieux problème avec les élus et surtout la probité des élus ! Cela on le retiendra. C’est son département qui a retiré le projet de réforme du code pénal hérité de ses prédécesseurs et comprenant des dispositions sur l’enrichissement illicite. C’est à cette même époque, en 2021, qu’en sa qualité de chef du PAM, il a investi aux élections deux élus qui sont (ou furent) ses clients, de Casablanca et d’Oujda, et qui sont aujourd'hui au cœur d’un énorme scandale narco-politique, fin 2023. Il a en outre toujours combattu l’idée des associations de défense des deniers publics et, dans la mouture de code pénal adopté la semaine passée par le gouvernement, il sera désormais interdit à ces associations de poursuivre des élus possiblement véreux.
Son argument principal pour cela ? « Si on fait cela, nous ouvrirons la voie aux règlements de comptes ». Son argument secondaire : « Si on fait cela, nous n’aurons plus de candidats ! », comme si tous les candidats étaient volontaires pour l’enrichissement ! C’est l’antienne ressassée par les chefs de partis dans les années 80 et 90, tous les chefs de partis, sans exception, mais aujourd’hui nous avons la prétention de vivre dans un autre Maroc, un Maroc moderne, un Maroc amarré à ses lois. Las…
Quand on sait que près du dixième d’élus parlementaires sont en prison ou en procès, et si on se souvient que des dizaines d’élus locaux sont en délicatesse avec la justice, on comprend l’importance et même l’urgence de laisser la société civile rapporter ce qui semble être contraire à la loi ; et s’il y a erreur ou règlement de comptes, alors la justice est là pour statuer contre les diffamateurs. Mais laisser la société civile s'impliquer dans ce type de dossiers aurait sans doute évité à Me Ouahbi, homme politique de premier plan, de défendre les deux élus de Casablanca et d'Oujda aujourd'hui en prison, et cela l'aurait dissuadé de les investir pour les élections...
Faire l’impasse sur l’enrichissement illicite et confier les poursuites d’élus à la très haute hiérarchie judiciaire est révélateur d’une volonté de couvrir les véreux et les indélicats. La grande corruption, la petite corruption, la corruption des hauts fonctionnaires ou des lampistes, tous ces agissements nuisent au pays et à son image, éloignent les investisseurs étrangers et dissuadent les locaux, en plus de pousser vers l’expatriation tant de jeunes Marocains en mal de confiance dans leur pays.
Abdellatif Ouahbi est très certainement intègre mais dans cette affaire sur l’enrichissement et la corruption, il s’est intégralement trompé.
Aziz Boucetta
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