(Billet 1173) – Les dirigeants du monde… ‘’artistes’’ ou ‘’bureaucrates’’ ?

(Billet 1173) – Les dirigeants du monde… ‘’artistes’’ ou ‘’bureaucrates’’ ?

Qui peut aujourd’hui encore douter du puissant bouleversement qui agite les paradigmes ayant jusque-là orienté les relations internationales ? Personne ne conteste plus la mutation de la géopolitique mondiale, la bascule des alliances et de l’ordre mondial post-1945. Personne de sensé du moins. Partant de cela, si nous revenons à l’histoire universelle, le monde a connu des personnages clés qui l’ont entièrement changé, faisant passer les choses d’un état, d’une logique, à d’autres ; ces personnages sont d’une nature différente de celle de leurs contemporains, et dans la novlangue actuelle, on les appelle des « game changers ». D’autres auteurs les qualifient différemment.

Parmi ces auteurs, Giuliano da Empoli, l’auteur du (entre autres) «  Mage du Kremlin », un essai romancé sur la Russie de Poutine, depuis Eltsine. Il fait dire à son héros Vadim Baranov que « la première moitié du 20ème siècle n’aura au fond été rien d’autre que cela : un affrontement titanesque entre artistes. Staline, Hitler, Churchill. Puis sont arrivés les bureaucrates, car les artistes avaient besoin de se reposer. Mais aujourd’hui, les artistes sont de retour. Regardez autour de vous. De quelque côté que vous vous tourniez, il n'y a que des artistes d'avant-garde qui prétendent non pas décrire la réalité mais la créer. Il n'y a que le style qui ait changé. Aujourd'hui, à la place des artistes de jadis, il y a les personnages des reality-shows. Mais le principe reste le même ».

On ne peut que souscrire à l’idée de da Empoli et à sa description de certains grands de ce monde, et partant de ce constat, on constate que le monde a toujours connu, à intervalles irréguliers, dans toutes les parties du monde, ce type de personnages, « qui prétendent non pas décrire la réalité mais la créer ». Ainsi d’Akhenaton, le pharaon impie qui a changé l’ordre (et l’effectif) divin dans l’Egypte ancienne, puis Alexandre, ou encore Attila ou Gengis Khan qui ont retracé les frontières ; plus proches de nous, Napoléon, Bismarck...

Tous ces gens sont des « artistes », au sens que donne da Empoli à ce mot, en l’occurrence des personnages qui entrent dans le monde avec ses règles datant de plusieurs décennies, puis qui s’y sentent à l’étroit et, disposant d’une vision projetée, œuvrent à démanteler le système en vigueur et à en instaurer un autre à sa place. Il est évident que le terme « artiste » n’est absolument pas à prendre ici dans sa définition première, mais son utilisation par da Empoli n’est en revanche nullement porteuse d’ironie, bien au contraire. Même si dans ls faits, la conduite de ces nouveaux artistes est de nature à les conduire devant des tribunaux.

Aujourd’hui, ces « artistes » ont pour nom Donald Trump, Vladimir Poutine, Xi Jinping, et aussi Benjamin Netanyahou. Eux considèrent que l’ordre ancien qui règne depuis 1945 a vécu et qu’il faut le changer, de quelque manière que cela soit. Tout ce que le monde a connu depuis était fondé sur le fameux « ordre international » qui régente les choses, qui a conféré le droit de veto aux Soviétiques et aux Chinois en raison de leurs puissances démographique et surtout nucléaire, pour leur permettre de se « protéger » du droit international d’essence occidentale en cas d’abus qui leur porteraient préjudice et au nom de la paix mondiale.

Mais en cette année 2010 qui inaugurait la seconde décade du 21ème siècle, deux phénomènes ont surgi : la 4ème révolution industrielle, fondée sur la digitalisation et, plus tard, sur l’IA, et l’émergence de puissances alternatives à celle du monde occidental, emmené et porté par les Etats-Unis. Avec l’arrivée de Trump 1.0, les rapports entre toutes ces puissances ont accéléré leur changement déjà entamé, plus vite, plus en profondeur. Le système occidental a commencé à se fissurer, les règles anciennes ne fonctionnaient qu’épisodiquement ; elles ne fonctionnent plus aujourd’hui.

Et alors que les Européens sombrent dans le doute et l’incertitude, lesquels amènent avec eux leur lot de rejet de l’Autre voire d’aversion ou au moins de méfiance pour les autres cultures, les Américains avec Trump 2.0 voient les choses autrement, n’hésitent pas à se rapprocher des Russes de Poutine, de composer avec les Chinois de Xi et de sérieusement maltraiter des Européens sidérés, tétanisés, qui ont eu le tort de penser éternel le monde d’après-guerre. Quant à Netanyahou, enserré par les scandales de corruption et menacé de destitution puis d’incarcération, il a opté pour la fuite en avant ; ayant constaté la fragilité du monde actuel, fragilité physique dans son environnement et morale chez ses alliés, il a entrepris de pousser l’édifice brinquebalant formé par « l’ordre international », tirant sur ce qui reste du complexe occidental de la Shoah et comptant sur les nouvelles ambitions des nouveaux maîtres du Golfe.

Cet « ordre international » d’essence occidentale, fondé sur un « droit international » élaboré par les vainqueurs euraméricains de la 2ème Guerre mondiale, atteint ses limites et la principale raison en est la géométrie variable de son application. Hongrie, Tchécoslovaquie et Afghanistan pour les Soviétiques, Tibet pour la Chine, Françafrique et Nouvelle Calédonie pour la France, Panama, Grenade et Irak pour les Etats-Unis, Malouines pour les Britanniques … Les règles planétaires écrites ne s’appliquaient que très peu aux puissances appartenant au club fermé des Permanents du Conseil de Sécurité.

Cela ne pouvait durer, il fallait changer les choses, et donc introduire une dose d’art pour rendre l’entreprise possible. D’où le surgissement des artistes qui, pour voir leur action promise au succès, doivent agir en convergence et simultanéité. C’est ce que nous voyons depuis 2020, et depuis le début des années 2020, c’est l’explosion des hubris et l’éclatement du droit international : Taiwan, Ukraine et Groenland, Syrie, Gaza sont là pour nous rappeler que le règne des « artistes » est arrivé.

Dans l’esprit de da Empoli, les artistes osent, proposent et imposent, quand les bureaucrates se contentent de glapir, puis de subir. Si aujourd’hui on peut considérer que les Européens affichent la plus forte proportion de « bureaucrates » (le Hongrois Orban étant l’exception qui confirme la règle),  dans le monde, en revanche, on rencontre de plus en plus souvent des « artistes » à la Trump, mais à des degrés divers.

Ainsi, on trouve des artistes de type burlesque, quoique dangereux, comme Bukele ou Duterte, et d’autres, plutôt illuminés, à l’image de Bolsonaro ou de Milei. L’Afrique et le Moyen-Orient ont donné des artistes dotés de moins de puissance que les premiers cités, mais qui ont la clairvoyance de comprendre les changements en jeu, leur place dans le jeu, et les enjeux qui les sous-tendent ; ainsi des Ben Salmane, Ben Zayed, Tamim dans le Golfe, qui prennent appui sur leur argent et leur adhésion aux nouvelles technologies et surtout aux nouvelles règles. En Afrique, Mohammed VI ou Kagame, conscients des tailles réduites de leurs économies mais qui se fondent sur leurs légitimités (historique pour le roi, communautaire pour le président) et leur réel soft power pour changer les règles qui leur ont toujours été imposées, et s’imposer selon les leurs, sachant jouer des déséquilibres de puissance et déjouer les pièges.

Ce billet n’a nullement la prétention d’être exhaustif, mais dans la « classification » de da Empoli, on peut retrouver les grands changements en cours, les mutations en profondeur et la nature/qualité des acteurs en présence. Alors, « artistes » ou « bureaucrates » ?

Aziz Boucetta

Commentaires