
(Billet 1170) – Oh, Canada !
Il est un pays dont on ne parle pas beaucoup au Maroc, ni ailleurs non plus, et ce pays est le Canada. Grand pays de grand froid, il reste néanmoins modeste sur le plan géostratégique, n’ayant de réel intérêt que pour les Etats-Unis (avec Donald Trump et son irrespectueuse marotte du 51ème Etat, on peut comprendre…) et, un peu moins, le Royaume-Uni. Le Maroc, non plus, ne s’y intéresse pas beaucoup, mais il le devrait, car le Canada demeure une grande économie, qui accueille une très forte communauté marocaine.
Officiellement un peu plus de 100.000 âmes, selon certaines sources canadiennes aux alentours des 300.000, les Marocains choisissent de plus en plus le Canada comme destination. D’abord au Québec pour la « proximité » avec le Maroc (il n’y a « que » l’Atlantique qui le sépare du royaume), la communauté marocaine s’élargit depuis quelques années à d’autres provinces, anglophones et plus éloignées. Et une partie considérable de ces migrants marocains au Canada disposent d’une formation supérieure et, pour les binationaux, assument parfaitement leur double appartenance et leur attachement à leur pays d’origine, même si cet attachement est sérieusement mis à mal par les tarifs aériens, mais cela est une autre histoire.
Il semblerait que pour le Maroc et sa diplomatie, le Canada ne figure pas parmi les priorités malgré ses grandes capacités économiques. Il semblerait aussi que si le Maroc commence à prendre (doucement) conscience des avantages et opportunités d’un rapprochement avec le Canada, celui-ci ne l’a pas encore compris ; il s’agit d’entreprendre la démarche, sauf que les Canadiens sont connus pour leur propension à la lenteur dans la détermination de leurs intérêts et dans la longueur de leurs processus de décision. Mais perseverare n’est pas toujours diabolicum, au contraire… Le « ô » Canada de l’hymne national devrait changer en « oh ! » Canada interpellatif.
Jusque-là, avec le gouvernement Trudeau et ceux qui l’ont précédé, le Maroc ne comptait pas. Rien ne comptait d’ailleurs, hors les Américains et, dans une moindre mesure, les Britanniques. En hiver, le Canada gèle, partout et en tout, et durant l’été, il profite du dégel, en attendant le retour du froid, et du gel ; et ainsi allaient les choses, jusqu’au retour à la Maison Blanche de Donald Trump et la proclamation de son intention de s’étendre vers le nord, de le conquérir au besoin. Là, branle-bas de combat ! Justin Trudeau ne rit plus, cesse même ses plaisanteries et comprend, et les Canadiens avec lui, que son côté glamour ne fonctionnera pas avec Donald Trump, qui l’appelle avec un zeste de mépris « Governor ». M. Trudeau bafouille, cafouille, puis jette l’éponge et dans la foulée, c’est Mark Carney qui surgit de nulle part et promet d’en découdre avec l’Oncle Sam.
Mark Carney fut gouverneur de la Banque du Canada puis, à titre exceptionnel puisqu’il n’est pas britannique, de la Banque d’Angleterre. Financier hors-pair, surnommé le George Clooney de la finance, visionnaire, rugueux au besoin, Mark Carney incarne la rigueur, affiche sa détermination et s’appuie sur une grande capacité de décision. Fin connaisseur des arcanes politiques, géopolitiques et économiques européens, il est à même de comprendre l’intérêt de l’Afrique et du Maroc, qui se présente comme porte d’entrée et facilitateur pour le continent.
Quel est l’intérêt du Maroc avec le Canada ? Economique et humain ; économique pour les opportunités d’affaires à mettre en place entre les deux pays, et humain au regard de la très forte communauté marocaine, musulmane et juive, qui peut revêtir une influence singulière et insoupçonnée. Et quelle est l’importance du Maroc pour le Canada ? Précisément répondre à cette volonté d’ouverture vers d’autres horizons que Mark Carney affiche bruyamment, quoique d’une manière encore désordonnée. L’inconfort induit par les positions de Donald Trump qui multiplie les attaques verbales et les coups de semonce économiques et financiers conduit aujourd’hui Ottawa à chercher davantage de convergence avec le Vieux Continent. Or, concernant le Maroc, les quatre premières économies européennes (UE ou pas), en l’occurrence Allemagne, France, Royaume-Uni et Espagne ont amorcé un puissant rapprochement avec le Maroc et dealent aujourd’hui avec Rabat pour s’implanter dans le royaume, et au-delà, au sud du Maroc, Sahel et Afrique de l’Ouest. Le Canada devrait leur emboîter le pas car en plus de l’évidente coopération économique et migratoire entre Rabat et Ottawa, l’entraide sécuritaire pourrait également peser, dans un monde où la criminalité transfrontalière, classique ou numérique, tend à augmenter. Et c’est d’autant plus recommandé et aisé que les deux populations entretiennent des relations de plus en plus poussées et que, grâce au football notamment, elles se connaissent mieux (le Canada organise le Mondial 2026, pour lequel le Maroc était candidat, et c’est le Maroc qui a éliminé le Canada en 2022 au Qatar).
Et concernant la question du Sahara, le Canada doit comprendre qu’elle est existentielle pour le Maroc, autant que refuser pour les Canadiens que leur pays devienne le 51ème Etat américain l’est pour le Canada. Et c’est donc aujourd’hui le moment idoine pour précipiter les choses, s’approcher des équipes de Mark Carney, leur expliquer que si les grandes capitales du G7 épousent de plus les positions du Maroc et son plan d’autonomie pour son Sahara, c’est parce que le principe d’autodétermination n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais adapté au Maroc. La communauté internationale a compris cela dès la chute du Mur de Berlin et la dislocation de l’ex-Yougoslavie, quand le danger des nationalités et des nationalismes était apparu, que les identifications culturelles et nationales des potentiels nouveaux Etats ne correspondaient pas avec les réalités communautaires et les faits historiques, et qu’il fallait faire cesser les revendications territoriales indépendantistes porteuses des germes de la guerre civile ou de violences (comme au Timor-Leste ou au Sud-Soudan). Le Canada connaît bien cela, avec le Québec, l’Alberta et d’autres provinces. Autrement dit, le Maroc refuserait de renoncer à son Sahara autant que le Canada exclurait toute idée d’abandon de sa partie Arctique, d’une de ses provinces, ou même sa souveraineté.
Aujourd’hui, le paradigme international a changé, l’autodétermination bannit les irréalisables et dangereuses indépendances et s’appuie sur les principes d’autonomie. Mark Carney devrait comprendre cette mécanique juridique, et aussi comprendre, en bon financier, que les places sont à prendre aujourd’hui. Ou jamais. Les différentes et multiples initiatives africaines proposées au Sahel, pour l’Atlantique, et pour certaines lancées (gazoduc atlantique) par le Maroc devraient intéresser les Canadiens si les Marocains déploient les efforts nécessaires pour cela.
Si Rabat a résisté contre le monde entier quarante années durant, ce n’est pas quelques trublions youtubisés au Canada qui le freineront mais, en revanche, les opportunités et sa forte communauté installée dans ce grand pays l’attireront ; avec l’élection de Mark Carney et les coups de boutoir de Donald Trump, il est temps pour le Maroc et le Canada de se rencontrer, de s’asseoir autour d’une table, et de discuter aux fins de mieux se connaître. Les deux y gagneront.
Aziz Boucetta
Commentaires