(Billet 1168) – Abdelilah Benkirane : ''yajouz aw la yajouz, la question est là''

(Billet 1168) – Abdelilah Benkirane : ''yajouz aw la yajouz, la question est là''

Les élections, c’est dans un an, et on commence déjà à en sentir le souffle. Les partis de la majorité se retiennent, sur demande de leur chef Aziz Akhannouch, ceux de l’opposition chauffent et tous les esprits s’échauffent. Pour sa part, Abdelilah Benkirane, sachant qu’il revient de loin et qu’il veut aller tout aussi loin, ne ménage aucun effort ni aucune outrance langagière, et il semble avoir trouvé son cheval de bataille, Gaza et la Palestine.

Il y a une différence entre soutenir les Palestiniens avec dignité et désintérêt et les défendre en pianotant sur sa calculatrice électorale. Le PJD n’est pas le seul parti au Maroc à se soulever contre le massacre en cours, le génocide pour être plus précis puisque tous les éléments en sont réunis, les autres partis aussi, du moins les plus engagés, ceux de l’ancienne Koutla (nationale, puis démocratique en attendant qu’elle devienne peut-être, un jour, populaire). Dans les communiqués et les prises de parole, il n’y a pas de règlement de compte, pas plus qu’on n’y trouve de l’électoralisme ; ces partis dénoncent, s’insurgent, condamnent, et c’est tout. Au Maroc, la question palestinienne est tellement délicate qu’en faire trop signifie en attendre un gain.

Est-ce le cas de Ssi Abdelilah Benkirane ? Tout porterait à le croire. Quand le personnage se met à s’en prendre à des dignitaires étrangers, comme les présidents français et américain, oubliant son statut d’ancien chef du gouvernement et leur qualité d’alliés du Maroc, il occulte les intérêts supérieurs de son pays ; quand le chef du PJD s’en prend à certains Marocains en les traitant de « microbes » et d’ « ânes » (avec toute la charge portée par ce mot dans la darija marocaine) parce qu’ils n’ont pas eu l’heur de lui plaire en pensant comme lui ; quand il déclare illégitime (لا يجوز شرعا) l’accueil fait par l’armée marocaine à des militaires israéliens dans le cadre de l’exercice African Lion… alors oui, on peut affirmer que M. Benkirane attend un gain électoral de ces sorties présentées comme étant sincères. Il serait permis de douter de cette sincérité.

Ssi Abdelilah n’a-t-il donc jamais pensé que chaque Marocain a son avis sur la question palestinienne, qu’une grande majorité d’entre eux est opposée au maintien des relations entre Rabat et Tel Aviv, que cette grande majorité est très certainement aussi opposée à la présence des soldats israéliens à ces manœuvres multilatérales organisées sur le sol marocain ?… et n’a-t-il pas également pensé que par loyauté, élégance, conscience, et même avec un zeste de prudence, les gens ont gardé leurs idées et opinions pour eux, en raison du principe que l’opinion publique pense comme elle veut et le pouvoir politique agit comme il peut ? Dans l’écrasante majorité des pays civilisés et même moins, on ne s’en prend pas à l’armée et à ses décisions ou celles de ses chefs ; que Ssi Benkirane vérifie par lui-même, et s’il ne s’en est effectivement pas pris à l’armée, il a en revanche singulièrement manqué de loyauté, d’élégance et de conscience en voulant instiller le doute, s’insinuant dans deux domaines qui lui sont pourtant légalement interdits, la religion et l’armée.

Ssi Benkirane donc, qui a dirigé le gouvernement de ce pays cinq années durant, doit connaître les coulisses du pouvoir marocain et les non-dits de la diplomatie internationale. Ne voit-il donc pas le Maroc engranger des succès de plus en plus nombreux, de plus en plus importants, de plus en plus décisifs dans sa question nationale ? Ne considère-t-il pas que dans ce monde devenu fou où les uns et les autres sont engagés dans un rugueux bras de fer planétaire, le royaume, sans atouts, s’en sort plutôt bien en tenant à distance égale toutes les puissances en ébullition ? Ne se dit-il pas in petto qu’il doit y avoir des négociations derrière, des pressions tout autour ? Est-ce un mal de négocier avec les Grands, et d’obtenir leur adhésion, quand on est plutôt petit ?

Oui, mais les Palestiniens ? dirait Abdelilah Benkirane, plus ou moins sereinement meurtri par ce qui nous offusque tous. Et bien les Palestiniens sont soutenus, aidés, défendus par l’ensemble des Marocains, population et dirigeants, chacun à sa façon, chacun avec ses moyens, chacun avec ses contraintes. Faut-il donc, dans l’esprit de notre ancien chef du gouvernement, crier, hurler, invectiver, excommunier, menacer, pour être efficace ? Pense-t-il qu’un Etat responsable agit, ou même doit agir comme une population plus sujette à l’émotion ? N’a-t-il donc rien appris de son passage quinquennal aux commandes ?

Au tintamarre des rues et au vacarme dans les chaumières s’oppose le silence glacial des chancelleries ou les discussions directes, sans fioritures, froidement rageuses entre diplomates. Il y a peut-être mieux, pour défendre et soutenir la cause palestinienne, que s’énerver en public. On peut lancer quelques mots acerbes ici et quelques menaces là, mais s’élever contre un système international quasi centenaire quand on n’en a pas les moyens est, en plus d’être inutile, suicidaire. La crédibilité et la fiabilité, la puissance et l’influence sur le plan international sont comme un escalier ; on en gravit les marches une à une, péniblement, laborieusement, mais à la première erreur, on risque de les dévaler quatre à quatre. Et de se faire très mal !

Et puis, les élections au Maroc devraient se fonder sur des programmes nationaux, vous savez l’emploi, la cherté de la vie, l’éducation pour nos enfants, la retraite pour nos aînés, et la santé pour tous. A la limite, la Palestine pourrait figurer dans le volet diplomatie et politique internationale, mais pas former l’épine dorsale de l’action politique. Et une campagne électorale, même prématurée, demeure légitime pour l’homme politique qu’est M. Benkirane sauf qu’il devrait repenser le classement qu’il fait des Marocains : ceux qui ne pensent pas comme lui ne sont pas des ânes, les médias qui s’opposent à lui ne sont pas (tous) à la solde de ses adversaires, et de la différence d’opinions naît le débat sain et constructif, où les «يجوز أو لا يجوز » n’auraient plus le droit de cité.

Non, M. Benkirane, un responsable politique passé ne doit pas être autant dépassé, et encore moins aussi compassé. Un responsable politique qui a exercé les plus hautes fonctions et qui aspire à y revenir un jour prochain ne doit pas faire feu de tout bois, surtout quand le feu est partout et qu’il peut prendre partout.

Dans responsable politique, M. Benkirane, et vous en êtes un, il y a le mot ‘responsable’.

Aziz Boucetta

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