(Billet 1182) - Aït Bouguemez, ou la montagne qui pleure

(Billet 1182) - Aït Bouguemez, ou la montagne qui pleure

Ce n’est pas la première fois et ce ne sera sûrement pas la dernière, cette marche des habitants du lieudit Aït Bouguemez, dévalant la montagne dans la province d’Azilal. Quelques dizaines, peut-être des centaines, d’habitants ont quitté leur plateau, roulant dans leurs voitures, puis marchant à pied, jusqu’au siège de la préfecture, pour exprimer des doléances longtemps ignorées. Elles ne sont plus ignorées.

Le Maroc a une constitution, des lois, des partis politiques, un Etat fort, un gouvernement supposé fort, une administration territoriale avec un bon maillage… Mais des gens dans la montagne n’ont ni routes, ni médecins, ni téléphone, ni connexion internet, ni terrain de sport de proximité. En fait, ils n’ont pas grand-chose, pour ne pas dire rien. Ils ont donc présenté leurs revendications, par la voie de leur édile. Rien, ou presque.

Que voulez-vous alors qu’ils fissent ? Ils se sont regroupés, ont pris quelques provisions, puis ont entrepris d’aller eux-mêmes face à la préfecture, idéalement face au gouverneur aussi, pour lui exprimer de vive voix leurs revendications et leurs irritations. Et que pensez-vous qu’il arriva ? L’approche sécuritaire d’abord, avec le convoi de véhicules bloqué ; mais face à la détermination des marcheurs, l’autorité a laissé faire, la rencontre des délégués des marcheurs avec le gouverneur eut lieu, et les problèmes sont en voie de résolution.

On peut alors s’interroger sur ce qu’il se produit dans ce pays… Nous avons ce qu’il faut en matière d’institutions en tous genres, alors pourquoi les choses se passent ainsi ? Cette question d’intermédiation commence à poser problème, surtout que nous sommes à un an environ des élections. Pourquoi voter, si les élus ne servent à rien, ou à presque rien ? Par ailleurs, ces populations sont informées, une grosse partie d’entre eux est instruite et tout le monde est ainsi au fait des dizaines de milliards déversés par l’Etat un peu partout dans le royaume, protection sociale généralisée, construction de CHU, extension du TGV, organisation de la CAN et du Mondial, reconstruction d’al Haouz, distribution des aides directes…

Et puisqu’on parle de milliards de DH, les gens sont en droit de s’interroger aussi sur l’affectation et l’utilisation des 50 milliards de DH du Fonds de développement rural et des 120 milliards de DH affectés à la reconstruction des provinces d’al Haouz secouées par le séisme de 2023. Sans parler de ce budget, toujours surprenant par son volume, de l’Agence nationale pour le développement des zones oasiennes et de l’arganier, et qui s’est chiffré à 125 milliards de DH en 10 années (2013-2022). Azilal n’est pas dans son champ de compétence territoriale mais bien des endroits qui en relèvent ne se sont pas relevés des inondations de l’année dernière, comme Tata.

L’argent est là, c’est son utilisation qui pose problème et fait désordre.

Aussi, face au manque de communication avec les populations montagneuses et suite aux promesses non tenues, les habitants d’Aït Bouguemez , suivant l’exemple d’autres régions avant, ont décidé de contourner les corps intermédiaires et de s’adresser directement à l’autorité, l’interpellant avec tact et courtoisie, mais l’interpellant quand même.

Le Maroc est en train de vivre un tournant, à bas bruit. Les populations de ce Maroc qu’on oublie refusent la résignation qui fut la leur des siècles durant. Si les élus ne font pas leur travail, alors nous allons directement à l’échelon supérieur, pensent désormais les populations. Or cet échelon devrait être en principe représenté par les élus régionaux qui, eux, brillent par leur absence, et face à ce silence qui confine à l’indifférence et souligne la mauvaise gouvernance, c’est le gouverneur qui se trouve impliqué.

Et puisque la manœuvre semble avoir fonctionné à Aït Bouguemez , où les populations ont montré un haut degré de civisme et de réalisme, rien n’empêchera d’autres populations en manque d’infrastructures, de médecins, d’écoles, de routes, ou de tout autre service social ou infrastructure de base, d’emboîter le pas à leurs compatriotes de la province d’Azilal. Ces derniers, impatients et intraitables, ont choisi d’aller dans une marche de la dignité dénoncer l’indignité des responsables ; ils ont donc dévalé leur montagne dans une longue procession, comme une larme coulant sur la joue d’un citoyen suffoquant de hogra.

Et désormais, qui pourra empêcher ce genre de manifestation ? Qui serait en droit d’interdire à des gens de revendiquer des droits à eux conférés par la constitution et des conditions de vie garantis par la loi et la foi ? Comment devraient réagir des citoyens du « Maroc inutile » ignorés par des élus encore plus inutiles ? Jusqu’à quand les partis politiques désigneront-ils des candidats inaptes et insanes ? Combien de temps devront-ils encore et encore écouter, supporter les satisfécits permanents du gouvernement et de son chef qui leur montrent qu’ils sont les grands oubliés de la marge d’un Maroc qui se développe au centre ? Que se passera-t-il quand les urbains rejoigneront et se joindront aux ruraux dans ce type de protestation, puisque ça marche ?

Les autorités, le ministère de l’Intérieur pour être plus précis, devra raisonnablement agir. Nous sommes au Maroc et au Maroc, ce ministère entretient les meilleures relations du monde avec les partis ; il devra les sensibiliser quant à la qualité des candidats car si on prend les mêmes et on recommence, les problèmes comme à Aït Boughemez se répèteront et se multiplieront et, au final, c’est le ministère de l’Intérieur qui devra gérer la grogne populaire montante.

Hier, en septembre 2023, la montagne a tremblé de colère ; aujourd’hui, la montagne a pleuré d’impatience. Demain, si rien n’est fait, elle explosera de rage.

Aziz Boucetta

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