(Billet 1151) – L’UE doit se déconstruire, lentement, pour se reconstruire, rapidement

(Billet 1151) – L’UE doit se déconstruire, lentement, pour se reconstruire, rapidement

Le Maroc et l’Afrique doivent s’intéresser aux évolutions du monde depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche. L’Afrique, et le Maroc encore plus, gagneraient à suivre avec attention les mutations en cours en Europe, le continent qui leur est le plus proche et celui auquel ils sont le plus liés, sur tous les plans. L’Europe doit s’adapter à la nouvelle donne créée par ce qui semble être un découplage Etats-Unis/Europe et un rapprochement Etats-Unis/Russie. Mais vu d’ici, elle ne paraît pas en prendre le bon chemin, s’enfonçant encore plus, toujours plus, dans un communautarisme désormais dépassé.

Revenons à l’histoire de la genèse de l’Union européenne telle qu’elle se présente aujourd’hui. Son ancêtre fut la CECA (Communauté économique du charbon et de l’acier), créée dès le début des années 50 ; à cette époque, l’Europe sortait de la Seconde Guerre mondiale et la peur d’un autre embrasement ou conflit était encore vive, les pays étaient en reconstruction, l’argent du plan Marshall coulait à flots, la détente s’amorçait avec Khrouchtchev, le Vieux Continent prospérait, accumulait, s’enrichissait durant ce qu’on avait appelé les Trente Glorieuses. Le monde d’alors était clairement lisible, plutôt souriant, avec un bloc occidental conduit par les Etats-Unis, un camp communiste sous la férule de l’Union soviétique, et le reste du monde, même autoproclamé « non-aligné », s’alignait sur cette logique.

Il en va tout à fait différemment aujourd’hui…

L’humanité entre dans une nouvelle phase où l’ordre ancien se déconstruit rapidement, tellement vite que ce n’est plus une déconstruction, mais à un effondrement des anciennes règles et des habitudes ancrées. L’Europe, devenue (laborieusement) Union européenne, tombe en récession ou au moins en mal-être économique, avec la dénatalité, les délocalisations, la désindustrialisation, les déficits et les dettes ; les mouvements nationalistes, souverainistes et largement xénophobes avancent, isolant le continent et réduisant le capital sympathie/confiance dont il jouissait jusque-là. Les anciens empires (Russie, Chine, Turquie, Iran) reviennent, questionnant la suprématie occidentale et la taclant, la menaçant de plus en plus sur les plans économique et géopolitique. Puis, avec le retour de Donald Trump et sa politique aux allures erratiques, il semble bien que nous assistons à un découplage au sein même du bloc occidental ; Washington déclare explicitement sa volonté de changer les règles, et de ne chercher que son intérêt, son seul intérêt, au détriment de ceux de leurs alliés de ces 80 dernières années.

Aujourd’hui, l’Europe est enserrée entre la volonté américaine de relocaliser ses industries, voire d’en attirer de nouvelles, et la Chine menace de riposter si son économie ou ses avantages sont touchés, le tout sur fond de la perception européenne de menace russe, réelle ou fantasmée.

Face à cette nouvelle donne, globale et très complexe, l’Union européenne doit prendre des décisions et adopter des positions communes. Et c’est là que le problème se pose. En effet, l’Union s’est alignée sur les positions des pays orientaux du continent, frontaliers de la Russie, anciennement inclus dans l’URSS ou membres du Pacte de Varsovie ; ces Etats œuvrent pour une attitude hostile voire offensive envers Moscou et militent pour le maintien inconditionnel de l’ancrage aux Etats-Unis, ce qui n‘est pas nécessairement l’intérêt des pays plus occidentaux, qui ont d’autres priorités (réchauffement climatique, vieillissement démographique, immigration, désindustrialisation, Brexit, …). Par ailleurs, ces 20 dernières années, l’Europe s’est construite sur une approche quasi exclusive de protection de l’environnement, certes justifiée mais souvent excessive, et sur une cascade réglementaire étouffante. L’UE se morcelle, avec le groupe de Visegrad d’un côté, l’Initiative des Trois mers de l’autre, les slaves orthodoxes d’un côté, les latins catholiques ou protestants de l’autre, les Sudistes et les Nordistes, les Fruigaux…

L’hypertrophie de l’Europe la dessert, et ses règles encore plus. Comment faire voter d’une même voix la Grèce et la Lettonie, l’Espagne et la Pologne ? A six puis à douze, l’Europe était gérée, à 15, elle était gérable, mais quand elle a dépassé ce seuil, les écarts sont apparus, les mésententes se sont installé, les conflits se sont multiplié, et l’inefficacité a gagné du terrain et est aujourd’hui clairement établie.

Le retour tonitruant aux allures vaguement revanchardes de Donald Trump a exacerbé tous ces antagonismes et souligné le chaos qui règne en Europe aujourd’hui et la faiblesse structurelle qui la définit depuis des années. Après le désormais fameux discours du vice-président JD Vance à Munich (et les souvenirs qui vont avec) et l’humiliation publique de Volodymyr Zelensky à Washington, les Européens ont commencé par se réunir à… Londres, hors UE, puis, quelques jours après, à Paris, puis un peu partout, à différents formats et à multiples niveaux, fébrilement. L’hégémonie revient aux puissances nucléaires que sont la France et le Royaume-Uni, ce dernier prenant de plus en plus l’initiative sur le continent, dont il n’est pourtant plus membre de l’Union.

Quand elle s’était construite, l’Europe avait agi dans une certaine forme de cohérence, formant un noyau initial complémentaire, puis se donnant le temps avant de s’élargir, puis a accueilli un nombre croissant de pays, mais progressivement. Les règles communautaires ont peu à peu évolué, intégrant les nouveaux venus et s’adaptant à leurs réalités sociales et économiques. Mais cela ne pouvait pas tenir, et aux premiers grands chocs, comme l’attaque russe de l’Ukraine et l’arrivée de M. Trump, l’édifice européen se fissure, se fracture, menace d’exploser. Et c’est d’autant plus sérieux que l’incohérence s’installe, avec des opinions publiques européennes largement anti-Trump, mais des opinions publiques qui poussent paradoxalement les droites extrêmes, pro-Trump, vers le pouvoir.

L’Europe doit aujourd’hui accepter les réalités de notre époque, avec ses nouvelles contraintes. Cela fait 15 ans que les Etats-Unis ont amorcé leur bascule de l’Atlantique vers le Pacifique, mais les Européens ne l’ont jamais ni compris ni même admis. Le Vieux Continent doit aujourd’hui entamer une autre construction européenne, avec les nouvelles règles économiques et les contraintes géopolitiques actuelles. Et l’une des principales est l’ouverture vers l’hinterland continental qu’est l’Afrique, comme l’Asie du Sud-Est pour la Chine ou l’Amérique latine pour les Etats-Unis.

L’Europe gagnerait à accepter de se reconstituer, en parallèle de l’architecture actuelle, autour de l’Etat qui en prendrait l’initiative, comme la France, qui attirerait alors l’Allemagne, le Bénélux, l’Espagne, le Royaume-Uni autour d’idées simples dans un océan de complexité (comme, en son temps, de Gaulle et l’Orient…). Et une fois que ce nouvel édifice aurait pris forme, élargir au besoin peu à peu, ne pas s’enfermer dans une architecture rigide (votes unanimes), ne plus s’enfermer aussi dans une sujétion inconditionnelle aux Etats-Unis.

L’Europe ne le comprend toujours pas ; elle stagne, trépigne sur place, pendant que le Nouveau Sud relève la tête et questionne, que les Etats-Unis rompent les amarres et vont voguer vers l’est pacifique, que la Russie regimbe face à son encerclement et que l’empire chinois sort de son Milieu pour conquérir le monde. Et l’Europe ne semble toujours pas comprendre, contrairement à l’Afrique, et au Maroc, qui observent tout cela avec inquiétude.

Aziz Boucetta

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