
(Billet 1160) – L’Histoire du Maroc, rupture de transmission et hécatombe mémorielle !
Ces dix dernières années, le Maroc a perdu la fine fleur de sa mémoire politique, culturelle et historique ; la chose est tout à fait normale, ces grands disparus étant décédés à des âges canoniques frôlant le siècle. Ce qui est affligeant, en revanche, c’est que la plupart n’ont pas laissé de mémoires, ou rarement, ou alors des écrits ne reflétant que leurs vérités, pour des périodes sulfureuses où les antagonismes étaient élevés. Eux morts, la mémoire du pays se meurt aussi, car rien n’est fait pour perpétuer leurs actes, leurs actions et transmettre leurs expériences et leurs ressentis.
Yahia Benslimane est mort la semaine dernière à 99 ans,. Avant lui, et avec lui, une autre partie de notre mémoire pré et post-indépendance est partie. L’auteur de « Nous, Marocains » (1984), ministre, ambassadeur, directeur du Cabinet royal, … était une véritable mémoire vivante de notre pays, notre société, notre histoire et notre mémoire. Il avait constitué une bibliothèque d’une dizaine de milliers d’ouvrages. Il avait côtoyé les plus grands de l’époque, des rois aux leaders indépendantistes ; fils de Haj Fatmi Benslimane, cousin des Khatib (Abdelkrim le chirurgien), du général Housni Benslimane, cousin aussi des Boucetta (Mhamed l’avocat, Omar le médecin, …), il savait tellement de choses… Révolté, il n’avait pas la langue dans sa poche, comme tous ceux qu’il avait connus (à l’exception sans doute du général…).
Et bien, ces gens ont légué des écrits, partagé des souvenirs, accumulé des documents à leur époque factuels et aujourd’hui historiques. Un véritable trésor. Et la douloureuse, la déchirante question qui se pose est de savoir ce qu’il adviendra de tous ce « magot mémoriel ».
Cette décennie, ils sont tous morts. Mahjoubi Aherdane, Abdelkrim Khatib, Omar et Mhamed Boucetta, Bensaïd Aït Idder, Moulay Ahmed Laraki, Abderrahmane el Youssoufi, Mohammed Karim Lamrani, et tant d’autres aussi illustres les uns que les autres. « Il nous reste » quelques-uns, une poignée de grands dirigeants, aujourd’hui centenaires ou presque, comme Ahmed Osman ou Mhamed Douiri, ou presque nonagénaires, à l’image de Mohamed el Yazghi ou Mhamed el Khalifa.
Nous nous gargarisons de notre histoire millénaire mais qu’en savons-nous ? Nous répétons à l’envi que nous sommes l’une des plus vieilles nations du monde, mais qu’en faisons-nous ? Nous avons une immense fierté d’évoquer la résistance des Marocains à l’occupation française, mais qu’en retenons-nous ? Rien. Ou presque.
En Espagne, les films et séries sur la Reconquista et sur la conquête de l’Amérique pullulent. En France, Napoléon, Jeanne d’Arc, de Gaulle et même Pétain sont connus de tous, leurs faits et gestes, leurs actes héroïques et leurs trahisons grâce, là aussi, à des films, des commémorations, des séries télés… Aux Etats-Unis, qui ignore encore les détails de la Guerre civile ou celle de l’Indépendance, du Vietnam ou du pont de la rivière Kwaï ? Les Turcs vantent leur Soliman le Magnifique et aujourd’hui, grâce à la célèbre série télévisée, nul dans le monde n’en ignore. Et on peut poursuivre l’énumération des pays qui chantent et vantent leur histoire.
Mais au Maroc, rien. Ou presque ! Et c’est à hurler de rage. Que fait le gouvernement, l’actuel ou ceux qui l’ont précédé ? Que fait le ministre de la Culture, l’actuel ou ceux d’avant ? La mémoire se perd dans les tumultes de l’actualité, et le clapotis soporatif des poncifs historiographiques détruit le peu qui en reste aussi rapidement que sûrement.
Questionnez un jeune d’aujourd’hui sur la personne d’Allal el Fassi, de Mehdi Ben Barka, et demandez-lui qui sont les gens ayant donné leurs noms aux grands boulevards de Casablanca (Zerktouni, Roudani, Ziraoui, Allal Ben Abdallah, …) ? Ils ne savent rien, ou presque, de la lutte héroïque pour bouter les Français hors du Maroc. Interrogez ce même jeune, ou quelqu’un de sa bande, sur la personne de Ba Hmad, ou même de Bou Hmara, sur la magnificence de Moulay Ismaël ou sur l’érudition d’Ibn Rochd (plus connu, inexplicablement et rageusement, sous l’appellation Averroès), sur la Bataille des Trois Rois (qui a influé sur la géopolitique actuelle du Pacifique !...) ou celle d’Anoual (que les Espagnols commémorent, mais pas les Marocains). Rien, absolument rien, le jeune ouvrira ses grands yeux ronds, fera un autre rond avec sa bouche et tournera en rond pour répondre.
Tous ces gens qui ont disparu cette dernière décennie laissent donc des documents et des héritiers qui connaissent – un peu – l’histoire de leur pays à travers leurs récits, mais le souvenir se dissipera à la génération suivante, et il disparaîtra ensuite définitivement, irrémédiablement. Un véritable crime commis à l’endroit de notre mémoire collective, de notre histoire commune, de notre passé national ! Une grande partie de notre histoire provient de son écriture par les Européens, essentiellement les Français avec leur Comité Maroc, actif à l’articulation des 19ème et 20ème siècles. Moulay Abdelaziz avait ainsi été « dévalorisé » et présenté comme un roi sans consistance ni envergure alors même qu’il avait pris des décisions politiques déterminantes (l’impôt tartib et l’équité fiscale, la « chasse » aux Français, …). Plus tard, pour Mohammed V, le récit historique présentait un sultan, puis un roi, simple, désintéressé de la politique, docile au Protectorat alors même qu’on sait la réalité de ce sultan/roi, durant la Seconde guerre mondiale pour les Marocains juifs ou encore à l’aube des années 50 pour son soutien aux indépendantistes puis pour son exil, sachant qu’on exile que les gêneurs, et que suite à cela, l’imaginaire collectif des Marocains l’a fait apparaître dans la lune !
Il est très important de maintenir la flamme nationale en la protégeant de la flemme sociale et gouvernementale. En cette période où les nations se remémorent leur passé et convoquent leur histoire pour assurer le présent et bâtir l’avenir, nous, au Maroc, nous nous contentons de ce qu’on a, aujourd’hui. Comme si la nation marocaine était de fraîche naissance, comme si ses enfants avaient honte d’en parler.
Yahia Benslimane vient de partir, rejoignant ses contemporains dans un monde meilleur. Son souvenir et celui des autres doit rester, durer, s’inscrire dans le marbre de notre mémoire. A quoi servent les Archives du Maroc ou les Archives royales, nos télés et nos nombreux instituts d’histoire si nos jeunes ne connaissent pas, ne sont pas imprégnés des luttes et des épopées de leurs aïeux ?
Karl Marx disait que « celui qui ne connaît pas l'histoire est condamné à la revivre ». On comprend mieux les origines historiques des décisions prises par le roi Mohammed VI sur l’obligation de finances publiques saines, sur la diversification des partenariats, sur l’ouverture diplomatique. Lui, il sait l’Histoire et agit pour éviter de la revivre. Il appartient à ceux qui en ont aujourd’hui le pouvoir de faire en sorte que les Marocains, jeunes et vieux mais surtout jeunes, connaissent aussi leur passé, aux fins d’agir pour aller de l’avant et non pas reculer. Et aussi pour que ce qui se fait aujourd’hui ne soit pas oublié demain.
Autrement, à quoi sert-il de ressasser que notre histoire à plus de mille ans ?
Aziz Boucetta
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