(Billet 1187) – De quoi l’affaire Abdellatif Ouahbi est-elle le signe ?

(Billet 1187) – De quoi l’affaire Abdellatif Ouahbi est-elle le signe ?

On sait qui est Abdellatif Ouahbi mais on ignore l’identité véritable de ce groupe nommé « Jabaroot ». On sait (en partie) ce que possède Abdellatif Ouahbi et on sait aussi ce dont il s’est défait et à quelles conditions, mais on ignore le pourquoi du comment de l’attaque en règle contre le ministre de la Justice. la question n’est pourtant pas là, mais dans les faits imputés et reprochés à M. Ouahbi.

Les faits. En 2020, celui qui n’était pas encore ministre de la Justice avait acquis un bien pour la somme de 12 millions de DH, empruntés à la banque. Quatre années plus tard, l’emprunt est intégralement remboursé par le produit de la vente d’autres biens appartenant au ménage Ouahbi, et le désormais ministre de la Justice fait alors une cession à son épouse, déclarant le même bien à une somme aux alentours de 1 million de DH. Tollé sur la toile, le ministre de la Justice est épinglé par à peu près tout le monde.

Et c’est là que les choses deviennent intéressantes. Que fait Abdellatif Ouahbi ? Et bien, il va à Hespress (photo) et se soumet au jeu de l’interview vérité, sa vérité. Il explique, en substance, que son épouse est sans emploi et que lui, en lui cédant ce bien pour lui assurer une assise financière, n’a réalisé aucun bénéfice. Et qu’il est ouvert à tout contrôle fiscal et qu’il est prêt à se défendre devant une cour de justice. Il faut saluer cette initiative.

Et donc, les gens de Jabaroot ont hacké comme les hackeurs qu’ils sont (locaux ou étrangers, cela est une autre histoire), les médias ont repris l’information et en ont fait leurs Unes et leurs buzz. Et le ministre a accepté de répondre en toutes franchise et transparence, à ses dires du moins. Est-ce fini ? Non, car ce que dit le ministre n’engage que lui, mais personne ne peut remettre en cause sa parole. Personne ? Pas tout à fait… Il reste dans la boucle la direction des impôts, pour s’assurer que tout s’est passé dans le respect des règles fiscales, et il reste Dame Justice. Pourquoi faire intervenir les juges si tout s’est passé en conformité avec la loi ? Parce qu’Abdellatif Ouahbi n’est pas n’importe quel citoyen, il est ancien secrétaire général d’un parti de gouvernement, actuel président de la commune de Taroudant et surtout, ministre de la Justice.

La justice doit donc s’assurer que le remboursement du prêt bancaire s’est fait de manière légale, et elle doit également s’intéresser à la cause et aux conséquences de cette destruction de valeur d’un bien qui est passé de 12 millions de DH à 1 million de DH. La conservation foncière a-t-elle inscrit la mutation de propriété ? mais alors pourquoi ne s’est-elle pas étonnée de cette perte de valeur ? et quid aussi de l’étude notariale qui a enregistré l’opération de cession ? En avait-elle le droit, la possibilité ? Non ?

Que l’on soit bien clair, si l’implication de la justice est réclamée, c’est en respect de la réputation et de l’image du pays car un ministre régalien est impliqué dans une affaire potentiellement illégale. Personne n’est soupçonné, personne n’est préalablement condamné, mais la justice doit entrer en jeu.

Et c’est ce que doivent comprendre nos dirigeants… Aujourd’hui, plus rien ne peut se faire en dehors de la loi sans que l’opinion publique ne risque de s’en emparer. Les lanceurs d’alerte existent dans toutes les administrations et les hackers rôdent. Et quand on parle de lanceurs d’alerte, on ne pense pas aux personnes de type Jerando, des escrocs aussi obsessionnels qu’aigris et toujours condamnés pour diffamation et mensonges, mais aux vrais informateurs qui fouillent, fouraillent et fouinent.

Désormais, plus rien ne peut être dissimulé, sauf les véritables secrets d’Etat, soigneusement protégés (du moins, on l’espère). Les dérives personnelles (ivresse, adultère, toxicomanie, …), les salaires à rendre jaloux Crésus (surtout dans les entreprises publiques déficitaires), les petites faveurs entre amis, … tout cela était possible avant, et l’est toujours, sauf qu’aujourd’hui, cela peut se savoir et, en cas d’indifférence publique ou d’ignorance judiciaire, les choses peuvent métastaser, pour prendre une métaphore médicale.

Dans ce gouvernement de nature ploutocompatible, les dépassements sont nombreux, les doutes encore plus. La corruption avance dans ce pays et la perception de corruption encore plus. La légifération de lutte contre les mauvaises pratiques recule mais leur protection prospère à travers certains textes de lois adoptés, ou qui devaient l’être et qui ne l’ont pas été.

Par ailleurs, une nouvelle dynamique est née, offerte au public, et qui consiste à s’intéresser aux personnalités les plus impopulaires. Pourquoi dire cela ? Parce que d’autres dirigeants ont été épinglés, mais leurs affaires ont fait pshiiit, car légales ou présentant les aspects de la légalité. Abdellatif Ouahbi, lui, par sa nature et son comportement, par sa gouvernance hachurée et son arrogance assumée, par sa propension à aller (ou vouloir aller) en justice contre les journalistes, irrite. Il a multiplié les sorties verbales hasardeuses et les déclarations venimeuses, parfois blessantes et presque toujours condescendantes. Le ministre de la Justice, qui est pourtant l’un de nos meilleurs ministres de par sa maîtrise technique conjuguée à son audace politique, a aussi un certain génie à s’attirer les foudres d’à peu près tout le monde. Le retard de législation sur l’enrichissement illicite ou sur le conflit d’intérêt, l’interdiction désormais légale faites aux associations, aux citoyens et aux procureurs de dénoncer des crimes financiers supposés commis par des responsables publics, et le style de communication de M. Ouahbi n’aident pas à une meilleure popularité.

Aujourd’hui, au Maroc, le climat est délétère, les dénonciations succèdent aux signalements et les règlements de comptes le disputent aux vengeances diverses. Ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux ne doit pourtant pas être systématiquement combattu et condamné car il y a souvent du vrai dans les contenus. Faire tourner la machine à embastiller n’est pas la plus heureuse des solutions, car on ne peut agir face aux nouvelles technologies avec les anciennes techniques.

Aziz Boucetta

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