Sans mémoire du passé, présent hésitant, avenir incertain, …, par Aziz Boucetta

Sans mémoire du passé, présent hésitant, avenir incertain, …, par Aziz Boucetta

Observons les pays et les nations, ceux et celles qui glorifient leur passé… Observons-les faire rejaillir leur passé, s’éblouir de leur mémoire commune, jouir de cette fierté opportune, pour s’élancer vers l’avenir, puissants de leur passé, honorant leur histoire, grands de leur gloire… Observons ces nations et ces sociétés qui ne sélectionnent certaines de leurs épopées passées pour leur gloire actuelle, et qui font de leur histoire le tremplin de leur devenir…

Tous les 4 juillet, les Américains célèbrent leur fête de l’Indépendance, ce jour où les Yankees ont déclaré les Anglais boutés hors de leur pays. Au prix du sang, du combat de leurs jeunes, et des sacrifices de toutes et de toutes. On a fait des films de cette période, de véritables épopées, avec des stars et des histoires pour la gloire, rappelant, martelant ces faits et exaltant, sublimant leurs effets. Et même le génocide indien n’est pas omis dans leur mémoire collective.

En France, tout individu passé sur les bancs des écoles publiques connaît les batailles de Bouvines, de Marignan, de Valmy, d’Iéna, d’Austerlitz… et même les grandes défaites sont figées dans les mémoires, le mot « Bérézina » étant même devenu synonyme de débâcle, de défaite dans la langue française. Les chanteurs évoquent l’histoire, les films chatouillent le passé, les expressions pullulent, les rues et les boulevards sont toutes dédiées aux grands et aux moins grands, avec plaques commémoratives à l’appui…

Ailleurs, c’est pareil… Catherine la Grande, la bataille de Trafalgar, Elisabeth la Reine Vierge, Garibaldi, Bismarck, Ieyasu au Japon, Yongle, fondateur de la Cité Interdite, Cortes le tueur, mais Cortes le guerrier qui a ouvert à l’Espagne le chemin vers les richesses de l’Amérique du Sud, Colomb, et les autres, tous les autres, dans tous les pays, au nom de toutes les nations, pour la grandeur et la gloire de leur présent… Tous ces personnages, un peu tueurs mais certainement constructeurs, bâtisseurs et conquérants, ont été, sont et seront encore et toujours exaltés dans leurs pays. Parfois, souvent, à l’étranger aussi.

Et les Arabes, dans tout cela ? Il est vrai que depuis l’apparition des Etats nations dans cette chose qu’on appelle aujourd’hui la ligue arabe, on n’a connu que des défaites, des déconvenues et des désillusions. C’est sans doute pour cela que l’on ne parle que des grandes épopées du lointain passé. C’est pour cela que l’on ne glorifie que les grandes batailles, et grandes victoires de l’islam à ses débuts, des califes, et de Saladin (Salaheddine el Ayoubi en VO).

Au Maroc, il en va différemment... Le royaume est pourtant l’un des très rares pays du monde, peut-être le seul, qui ait maintenu son système politique, monarchique, à travers les siècles, et qui existe toujours dans ses frontières historiques. Cela crée une histoire, mais qui s’en souvient ? Qui se souvient avec précision de la conquête de l’Andalousie – que les Espagnols s’évertuent à faire oublier ? Qui se rappelle des grandes épopées de grands rois comme Moulay Ismaël ? Qui est capable de dire aussi à quelle période de l’histoire et dans quelles zones géographiques le Maroc s’est étendu vers son flanc sud, en Afrique, ou à l’est ? Qui se remémore aujourd’hui les batailles d’Oued el Makhazine, et qui s’enorgueillit encore de la bataille d’Anoual ? Personne, ou si peu de gens, avec si peu de visibilité…

Nous sommes pourtant dans la période de l’année où se sont déroulées ces deux grandes batailles, décisives pour l’avenir du Maroc, même si on connaît la suite, pas très heureuse. La bataille des Trois Rois, ou d’Oued al Makhazine, le 4 août 1578, a bouleversé la géopolitique ouest-méditerranéenne, en augmentant les capacités de résistance des Marocains face à l’avancée des troupes ottomanes, en signant la dernière croisade chrétienne en Afrique du Nord, et en permettant l’annexion du Portugal par le très catholique roi d’Espagne Philippe II, suite à la mort du non moins très catholique  - et un peu benêt – roi Sébastien de Portugal.

Cella d’Anoual, plus connue car chronologiquement plus proche de nous, a eu lieu en juillet 1921, et a abouti à l’écrasement des Espagnols par les armées marocaines d’Abdelkrim el Khattabi. Cette crise ouvre sur une longue période d’instabilité en Espagne, laquelle devait aboutir finalement à la guerre civile de 1936-1939 et à l’instauration du régime militaire de Franco, qui dura jusqu’en 1975.

Il ne s’agit pas seulement de baptiser des établissements d’enseignement, des hôpitaux ou des avenues/boulevards/rues, voire impasses, du nom de grands personnages comme Abdelmoumen, Khattabi, Ben Tachfine, Ibn Rochd ou autres Ben Toumert pour célébrer ces personnages. Il faut marteler, exalter, glorifier leurs noms et leurs actes et action, puis continuellement rappeler qui sont ces gens et ce qu’ils ont fait pour la grandeur de leur pays.

Considéré comme pays sous-développé ou, dans une expression de politesse, pays en voie de développement, le Maroc n’a pas su, pu, ou voulu, « vendre » ses gloires passées, qui ont marqué l’histoire de l’Europe, et qui ont en quelque sorte changé les données du futur monde colonial, d’abord en Amériques au 17ème siècle et ensuite en Afrique entre la fin du 19ème siècle et le début du 20ème.

Que faire donc ? Ce que font « les autres » pour exalter leur passé : des films par les réalisateurs, des documentaires par les historiens, des chansons par les artistes, des livres par les chercheurs, des noms de rues et de boulevards, de théâtres et centres de culture (quand ils existeront) pour nos grands et nos légendes … Et une solide pédagogie au niveau scolaire, collégial et même universitaire, où ces noms d’épopées seraient répétés à l’envi, où leurs héros seraient célébrés à l’unisson, où leurs conséquences seraient exposées à l’infini.

C’est ainsi que font « les autres », et c’est ainsi que leurs peuples croient en eux-mêmes, et non pas à ce que ces mêmes « autres » voudraient leur faire croire, voire accroire. Il faut juste de la volonté pour cela, de l’Etat, des autorités éducatives, des responsables culturels, et des autres (sans guillemets )…

Alors, alors seulement, le sentiment national trouvera sa place dans les cœurs et les esprits, et la fierté de l’appartenance à une grande nation deviendra réelle et surtout justifiée. Alors, alors seulement, les citoyens prendront possession de leur présent et assureront leur avenir, car forts de leur passé.

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