Juan Carlos Ier : Mémoires d’un règne entre ombre et lumière

Juan Carlos Ier : Mémoires d’un règne entre ombre et lumière

La parution, le 3 décembre 2025, des mémoires de Juan Carlos Ier constitue un événement rare dans l’histoire contemporaine de l’Espagne. Celui qui fut longtemps l’architecte de la transition démocratique, avant de devenir une figure controversée, choisit aujourd’hui de livrer sa propre lecture d’un demi-siècle de vie politique. L’ouvrage, publié chez Stock sous le titre évocateur « La Réconciliation », rassemble plus de cinq cents pages où l’ancien souverain tente, sinon de justifier ses choix, du moins de réordonner le récit de son parcours.

Dès les premières lignes, Juan Carlos Ier révèle une tension intime dont l’ombre semble avoir accompagné toute son existence publique. Son père, Alfonso XIII de Borbón, lui avait recommandé de ne jamais écrire ses souvenirs, estimant qu’un roi devait se laisser raconter par les historiens plutôt que s’expliquer lui-même. Pourtant, confie-t-il, une impression persistante lui a imposé l’acte d’écriture : celle de voir son histoire « lui échapper ». Cette confession, d’une sincérité inhabituelle pour un monarque, donne à l’ouvrage une tonalité personnelle, presque crépusculaire.

Les mémoires couvrent quatre décennies d’un règne dont les soubresauts ont souvent dépassé les frontières de l’Espagne. L’auteur revient d’abord sur sa relation complexe avec Francisco Franco, qui l’avait désigné comme successeur dans l’espoir de pérenniser une certaine continuité politique. Le contraste entre l’héritage autoritaire du régime et la volonté de tourner la page constitue l’un des fils conducteurs du récit. Juan Carlos Ier décrit avec précision les dilemmes qui ont marqué la transition démocratique, ce moment fragile où l’Espagne hésitait encore entre passé et avenir.

Le passage consacré au 23 février 1981, jour de la tentative de coup d’État menée par le lieutenant-colonel Antonio Tejero, figure parmi les sections les plus denses du livre. L’ancien souverain relate, avec une sobriété qui renforce la gravité des faits, les heures d’incertitude où la démocratie espagnole se trouvait menacée. Il précise le rôle qu’il a joué dans la désescalade de la crise, un rôle que beaucoup en Espagne considèrent comme fondateur.

Au fil des pages, le lecteur découvre également les coulisses des relations personnelles et diplomatiques que Juan Carlos Ier a tissées avec plusieurs figures internationales. Il évoque ainsi ses échanges avec la reine Élisabeth II, sa cousine, ou encore les présidents américains George H. W. Bush et George W. Bush. Les chapitres consacrés à l’Amérique latine et au monde arabe éclairent les multiples tensions qui ont jalonné son action extérieure, en particulier ses rapports privilégiés avec les monarchies du Golfe. Le souverain y revient sur les accusations de commissions liées au projet ferroviaire de La Mecque–Médine, un dossier qui a profondément altéré sa réputation en Espagne.

Pour le lecteur marocain, un intérêt particulier se dégage de ces mémoires. Les relations historiques entre l’Espagne et le Maroc, faites de voisinage, d’interdépendances et parfois de frictions, affleurent dans plusieurs épisodes mentionnés par l’auteur. Ces passages laissent entrevoir, en arrière-plan, les mécanismes internes de la diplomatie espagnole, souvent déterminants pour comprendre certains choix relatifs au Maghreb. Loin de se réduire à l’autobiographie d’un roi vieillissant, l’ouvrage propose ainsi des fragments de lecture utiles pour quiconque s’intéresse aux dynamiques régionales et à la place qu’y occupe le Maroc.

Le choix du titre, « La Réconciliation », n’est pas fortuit. À quatre-vingt-sept ans, affaibli par la maladie et installé depuis plusieurs années à Abou Dhabi, Juan Carlos Ier semble vouloir clore sa vie publique en tentant une forme de réparation symbolique. Conscient que la fin de son règne a été marquée par des scandales financiers et des controverses d’ordre privé, il cherche à recomposer une image érodée, peut-être pour lui-même davantage que pour l’opinion espagnole. Cette démarche donne au livre une dimension testamentaire : celle d’un homme qui, conscient du temps qui passe, revisite son parcours pour y chercher une cohérence finale.

Ces mémoires ne se contentent donc pas de raconter l’histoire d’un roi : ils interrogent la fragilité du pouvoir, la complexité des héritages politiques et le poids des attentes que porte une nation lorsqu’elle confie sa stabilité à une figure incarnée. En cela, l’ouvrage s’inscrit pleinement dans les débats actuels sur la mémoire politique en Espagne, et plus largement sur la manière dont les sociétés contemporaines relisent leur propre histoire.

Par Omar Lamghibchi

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