Quand la victime devient coupable, par Taha Bekhtia
Quelle que soit notre position à l’égard de l’avortement au Maroc, c’est bien ce que dit le texte de loi qui s’impose à tous (en principe…). Ici donc, une approche à dominance juridique de l’avortement au Maroc : que dit la disposition en vigueur ? Que prévoyait le projet de réforme de 2015 ? Que peut-on attendre de la réforme du Code pénal prévu en 2023 ?
NB : l’utilisation du terme « avortement » à la place d’« IVG : interruption volontaire de grossesse » n’est aucunement révélateur d’une prise de position de ma part. Je ne fais que reprendre le terme utilisé dans le Code pénal.
Aux grands moments de l’Histoire, à ses moments les plus sombres, le droit y était.
Car ne l’oublions pas : la Loi n’est ni un papier noirci par le législateur, ni un texte figé sur un quelconque papier par un parlementaire lambda. La Loi est d’abord et avant tout humaine, vivante et dynamique ; la Loi bouleverse des vies, confère des droits et les retire, profite à certains et lèse d’autres.
La loi est ainsi pleinement ancrée dans notre quotidien. Toujours et en permanence ancrée dans notre réalité ; sociale, économique ou politique soit-elle. L’article 454 du Code pénal, qui interdit l’avortement, en est un parfait exemple. Que l’on défende sa légalisation totale, ou au contraire son interdiction, ou bien sa légalisation partielle, les faits demeurent inchangés : des filles, femmes marocaines, meurent aujourd’hui en recourant à l’avortement clandestin. Indéniablement donc, nous sommes tous, marocains et marocaines, face à un problème de santé publique.
Que faire alors ?
Dans le contexte marocain, l’observation des acteurs du débat sur l’avortement permet de dégager trois tendances. Pour faire simple : d’abord, une tendance conservatrice qui s’oppose à la légalisation totale de l’avortement, voire accepte sa légalisation partielle. Ensuite, une tendance progressiste qui prône sa légalisation totale. Enfin, une approche sociale qui prône également la légalisation de l’avortement, mais en avançant comme argument l’urgence de l’action au regard de la situation critique.
En articulant les arguments de ces trois tendances, on pourrait les résumer ainsi :
1. Refuser toute possibilité de recours à l’avortement, au nom de la sacralité de la vie, au nom d’une interprétation parmi tant d’autres du texte religieux, en faisant fi de toutes considérations à l’égard de la femme marocaine, à l’égard de la réalité sociale dans laquelle nous vivons ?
2. Permettre le recours à l’avortement, en toutes circonstances, au nom du droit de la femme de disposer de son corps, au nom de son autonomie, en faisant fi de toute considération à l’égard de l’embryon ou du fœtus, à l’égard de cette personne humaine potentielle ?
3. Ou enfin, trancher clairement pour la sacralité de la vie et donc la protection du potentiel de vie qu’est l’embryon ou le fœtus, en élargissant le champ, exceptionnel certes, du recours à l’avortement légal?
Le dernier point est précisément l’apport du projet de loi sur l’avortement, établi en 2015.
Ce projet étant une réaction à une disposition en vigueur, il serait impertinent de discuter un tel projet de réforme sans analyser brièvement son déclencheur : Les articles 454 et 453 du Code pénal.
L’article 453, une disposition qui méconnaît le réel
Si l’article 454 interdit à la femme de se faire avorter, l’article 453 dispose la seule dérogation prévue par le Code pénal marocain : l’avortement justifié par la sauvegarde de la santé de la mère. Mais l’autorisation du conjoint demeure obligatoire, sans laquelle le médecin ne pourra procéder à l’avortement.
Que se passe-t-il alors si le conjoint est absent, refuse de donner son consentement ou en est empêché ? En l’absence de l’autorisation du conjoint, résultant des cas de figures susmentionnées, l’avortement est légalement impossible, à moins que le médecinchef de la préfecture ou de la province atteste, par un avis écrit, du caractère impérieux de l’avortement pour la sauvegarde de la santé de la mère.
Notons également que si le praticien estime que la vie de la mère est en danger, l’autorisation du conjoint n’est plus exigée, mais le praticien devra obligatoirement informer le médecin-chef de la préfecture ou de la province. D’emblée, des questions essentielles s’imposent :
De quel droit cette disposition met sur un même pied d’égalité l’avis médical et l’avis marital ? Que vient faire l’autorisation du conjoint dans une question purement médicale ? Le conjoint, n’ayant aucune expertise médicale, serait-il soudainement capable de déterminer le caractère nécessaire de l’avortement pour la sauvegarde de la santé de sa femme ?
Plus généralement, cet article du Code pénal est situé dans le chapitre relatif aux crimes et délits contre l’ordre des familles et la moralité. De ce fait, l’interdiction de l’avortement vise, dans l’esprit du Code pénal, à protéger la moralité publique et la structure familiale marocaine, notamment en sauvegardant la personne humaine potentielle qu’est l’embryon ou le fœtus.
Visée fortement discutable néanmoins : L’argument libéral verra dans cette disposition un texte liberticide, une atteinte aux libertés individuelles et fondamentales, une immixtion de l’appareil étatique dans le personnel, dans ce qui relève de la vie privée.
Mais que valent véritablement de telles objections lorsque la Constitution marocaine précise clairement que la religion d’Etat est l’Islam ? Dans quelle mesure peut-on affirmer l’Islam de l’Etat d’une part, ce qui permet l’immixtion dans le personnel par l’Etat en sa qualité de garant de l’Islam, et exiger d’autre part une stricte séparation du personnel et de l’étatique ?
A son tour, l’argument conservateur verra dans cette disposition une protection de la sacralité de la vie, en invoquant l’Islam. Mais encore une fois, que vaut véritablement cet argument quand il s’agit uniquement d’une interprétation théologique parmi tant d’autres du texte religieux ?
La visée est également fortement discutable dès lors qu’elle fait fi du réel : affirmer sa volonté de protéger la moralité publique et la structure familiale par l’interdiction presque totale de l’avortement.
• Mais quid de la réalité sociale ?
• Quid du problème de santé publique ?
• De ces femmes qui meurent par centaines faute d’un cadre légal permettant le recours à l’avortement ?
Enfin et surtout, la dignité de la femme marocaine ne serait-elle pas si digne de cette “moralité publique” pour qu’elle en soit ainsi exclue ? N’est-il pas moralement répréhensible, pour reprendre les termes du Code pénal, de ne pas agir face un tel problème de santé public ?
La réforme sur l’avortement, une rupture dans la continuité
En 2015, la réforme sur l’avortement a été validée par le Conseil supérieur des Ouléma, conseil ayant autorité religieuse selon l’article 41 de la Constitution. Sur instructions royales, le projet de loi de réforme a vu le jour. Il a ensuite été validé par le Conseil de gouvernement pour être débattu au parlement. En vain. Après avoir passé 6 ans en hibernation dans les tiroirs du parlement, le projet de loi a été retiré en 2022 par le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, dont le ministère travaille actuellement sur un projet de réforme du Code pénal.
Ce projet de loi entraîne en réalité une rupture dans la continuité.
Une rupture car il élargit le champ de recours à l’avortement légal pour englober les cas de viol, d’inceste ou de malformation du fœtus, en plus du cas initialement prévu dans l’article 453. Dans la continuité car le projet tranche clairement pour la sacralité de la vie et donc la protection du potentiel de vie qu’est l’embryon ou le fœtus. En outre, l’avis médical et l’avis marital sont toujours mis sur un même pied d’égalité lorsqu’il s’agit de sauvegarder la santé de la mère.
Le maintien de cette autorisation maritale, conjugué au fait que la sacralité de la vie a été érigée en principe directeur dans ce débat, implique la continuité de l’esprit des articles en vigueurs : à tort pour certains, à raison pour d’autres, chacun selon son référentiel.
Quand la victime devient coupable
Si le projet de réforme prévoit le recours à l’avortement en cas de viol, il n’en demeure pas moins que des interrogations sur la preuve du viol sont soulevées, et par extension sur la cohérence des dispositions relatives à l’avortement avec celles relatives au viol.
Une femme violée qui souhaite recourir à l’avortement doit d’abord apporter la preuve du viol. Or apporter cette preuve n’est pas chose aisée : le Code pénal mettant l’accent sur la résistance et non pas sur le consentement de la femme, la charge de la preuve incombe à la femme qui affirme avoir été violée, celle-ci doit montrer l’existence de blessures physiques démontrant des tentatives de résistance et ainsi le viol. En l’absence des preuves de cette résistance, l’accusation de viol peut être requalifié en relation hors-mariage. Ainsi, même si la réforme en question offre la possibilité de l’avortement en cas de viol, l’exercice de ce droit demeure difficile étant donné la difficulté d’apporter la preuve du viol (le viol sans blessures physiques est possible). Une question s’impose alors : à quoi bon permettre à la femme violée le recours à l’avortement si celle-ci peut difficilement le prouver ? Quel est donc le véritable apport de ce projet de réforme, outre la symbolique de la prise en compte du viol ?
Cependant, si une définition légale du viol fondée sur le consentement peut faciliter la protection de la femme violée, cette approche n’est pas sans risque : cette définition implique le renversement de la charge de la preuve, l’accusé doit donc apporter la preuve qu’il n’a pas commis le viol dont il est accusé. Ce renversement est problématique dès lors qu’il constitue une atteinte à la présomption d’innocence, principe fondamental garanti par la Constitution dans l’article 23.
Au regard de ces éléments, même en supposant que le projet ait été adopté, la femme marocaine violée endurera encore « le triptyque du mal » : elle est d’abord violée, ensuite constate qu’elle ne pourra guère avorter sans apporter la preuve difficile du viol, enfin si elle tente tout de même de le prouver et échoue ce faisant, elle risque alors de voir son accusation de viol requalifiée en aveu de relation hors mariage. Autrement dit, la victime peut devenir coupable. Vu qu’elle était incapable de caractériser le viol, la femme violée devient coupable de relation hors mariage, interdite par l’article 490 du Code pénal.
La réforme du Code pénal, enfin un code cohérent ?
Dans ce projet de réforme, l’absence d’articulation avec les dispositions relatives au viol rend difficile l’effectivité du recours à l’avortement en cas de viol. En effet, le viol, l’avortement et par extension l’ensemble des dispositions du Code pénal forment un système. Une réforme efficace est donc une réforme qui proposerait des dispositions qui s’articulent entres elles de manière harmonieuse. Il en relève de la cohérence du Code pénal, de son efficacité et de l’équité de la justice pénale. Dans l’attente de la réforme du Code pénal prévu en 2023, une question émerge : quelle articulation, s’il y en a une, le ministère proposera-t-il ?
Et on pourrait aller encore plus loin : peut-il proposer une articulation cohérente du Code pénal dans le Maroc actuel ? Car ces incohérences ne sont pas le fruit du hasard, elles sont le résultat d’un malaise que vit la société marocaine, d’une dissonance qui la ronge : tantôt nous voulons prendre le train de la modernité, mais nous n’en sommes pas foncièrement convaincus, tantôt nous voulons prendre notre propre train de la modernité, mais encore faut-il le construire ! Et comment alors ? comment le construire alors que nous continuons de manquer de courage, que la scène intellectuelle marocaine est moribonde, que la scène politique n’inspire pas confiance ? Comment bâtir notre modernité en l’absence de courage intellectuel, en l’absence de courage politique ? De toute façon, que pourrait-on réellement espérer d’un désert intellectuel et politique ?
Il n’y a qu’un fou pour souhaiter voir un désert fleurir…
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