La défloration lesbienne au Maroc, une révolution sexuelle féministe (A. Dialmy)
Le Pr Abdessamad Dialmy, sociologue réputé au Maroc, spécialiste de la sexualité et auteur de plusieurs ouvrages sur la question, nous expose et décrit dans ce texte l'apparition d'un nouveau genre de féminisme dans le royaume, non agressif, concentré sur l'acceptation de soi en tant que lesbienne. Le mouvement naissant explique cette homosexualité par des éléments sociologiques, des pratiques sexuelles et une conviction religieuse qui empunte des notions au soufisme. Voici l'intégralité de la contribution du Pr Dialmy.
Quelles sont les représentations « savantes » et sociales traditionnelles du lesbianisme au Maroc ? Quelles notions sont-elles investies par les non-hétérosexuel(le)s afin de former un mouvement social minoritaire en quête d’identité ? Quel mode de vie et quelles pratiques sexuelles caractérisent actuellement les lesbiennes marocaines ?
Représentations islamo-patriarcales traditionnelles
Il est possible de résumer les représentations islamo-patriarcales traditionnelles sur le lesbianisme au Maroc dans les points suivants :
- la majorité des foqaha estime que la lesbienne ne doit pas subir le hadd, à savoir la sanction pénale du fouet ou de la mise à mort comme c’est le cas pour l’homosexuel (quoique le Coran ne mentionne aucune sanction individuelle contre lui). Malgré l’existence d’un hadith du Prophète qui affirme que « si deux femmes couchent ensemble, elles sont des fornicatrices », les foqaha se sont contenté d’appeler au taazir à l’égard de la lesbienne, le taazir signifie que le juge peut choisir entre l’admonestation, l’amende, l’emprisonnement dans la maison ou l’exil. D’une part, ils estiment que ledit hadith est douteux (non authentique), d’autre part, ils définissent la fornication comme entrée du gland du phallus (naturel) dans le vagin, ce qui ne peut avoir lieu dans le lesbianisme. Il est également à signaler qu’à la différence de l’homosexualité masculine, le Coran ne mentionne nulle part le lesbianisme en tant que tel. Certains exégètes contemporains interprètent le verset « celles qui se livrent à la turpitude (fahisha)… » comme renvoyant aux lesbiennes.
- Les foqaha expliquent le lesbianisme par la longueur du clitoris. Pour eux, plus le clitoris est long, plus la femme est exposée au risque du lesbianisme. La femme au long clitoris serait attirée par les femmes et se comporterait avec elles comme un mâle actif. Du coup, si la lesbienne véritable est la femme active, c’est l’homosexuel passif qui est l’homosexuel véritable, affecté qu’il est par l’Oubnah, cette pathologie qui crée en lui le désir compulsif d’être pénétré par les mâles. Signalons ici que le célèbre médecin et philosophe Al Razi a écrit un traité sur cette pathologie au 9ème siècle.
- A la différence de l’arabe standard écrit, le dialectal arabe marocain ne contient pas de termes spécifiques pour nommer le lesbianisme et le clitoris. Cette absence d’appellation signifie une sorte de non reconnaissance, voire la négation de l’importance et de l’existence du clitoris et du lesbianisme. Ce dialecte recourt à une sorte d’onomatopée pour nommer la lesbienne, celle qui frotte, la hakkaka. Le lesbianisme est ainsi réduit à un frottement de clitoris. Celui-ci est nié en tant que tel, nommé soit « petite langue » soit (patriarcalement) « petit pénis ».
- la relation sexuelle entre deux femmes exprimerait une sexualité compensatoire qui réalise une satisfaction incomplète dans l’attente d’une relation sexuelle complète avec les hommes. Par conséquent le lesbianisme n’est pas considéré comme une sexualité véritable et sérieuse, c’est juste un jeu, voire un préliminaire à l’hétérosexualité.
- le lesbianisme n’a pas de conséquences importantes : il ne comporte ni perte gratuite de sperme ni risque de défloration de l’hymen ni risque de grossesse involontaire. La non dangerosité du lesbianisme est due à l’absence du mâle et de son phallus.
Actuellement, on peut avancer sans crainte de se tromper, sur la base d’études sociologiques empiriques, qu’une rupture sociale et terminologique est en train de s’opérer avec ces représentations islamo-patriarcales du lesbianisme au Maroc.
Les notions de base de la rupture idéologique et conceptuelle
A partir des années 2000, et grâce à l’internet (sites web, chat, forum…), il y a au Maroc naissance d’une minorité sexuelle constituée de LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres). Une minorité qui se rebelle contre les assignations hétéro-normatives patriarcales de genre à travers l’adoption de deux notions-clés, l’orientation sexuelle et l’identité de genre. La première notion affirme la normalité et l’égalité des orientations hétérosexuelle et homosexuelle tandis que la seconde accorde une importance capitale à l’auto-perception du genre par l’individu lui-même. Pour mieux expliciter cette deuxième notion, il faut distinguer entre un sexe biologique donné par la nature (mâle/femelle), un genre social (devenir homme ou femme) imposé à l’individu par la société, et un genre psychologique (ou identité de genre) qui fait que l’individu se sente et se perçoive homme ou femme indépendamment de son sexe biologique et de son genre social. En effet, pour la théorie du genre, le sexe biologique ne détermine ni le genre social ni l’identité de genre. Il y a déconnexion entre les trois identités (biologique, sociale et psychologique), et cette déconnexion doit être normalisée afin de sortir des chaînes patriarcales du genre et de l’hétéro-normativité. En termes plus simples, être un mâle ne doit plus conduire automatiquement à se définir comme un homme et à être attiré par les femmes. Le même raisonnement s’applique à la femelle humaine qui peut ne plus performer de manière automatique comme une femme hétérosexuelle sans être pour cela anormale. Il en découle que le mâle qui se sent femme (la trans-femme) et qui est attiré sexuellement par les hommes ne doit pas être considéré comme homosexuel. Il est hétérosexuel eu égard à son identité de genre. C’est la société et la loi qui le traitent d’homosexuel parce qu’ils ne voient en lui que son sexe biologique et son genre social et ne prennent pas en considération son identité de genre (son autodéfinition). Il en est de même de la femelle qui se sent homme (le trans-homme), et qui est homosexuelle de par son sexe et son genre, mais qui est hétérosexuelle de par son identité de genre.
Les LGBT marocains adoptent désormais de plus en plus cette théorie du genre qui refuse le genre comme assignation sociale et qui pose l’homosexualité comme pathologie. Ce faisant, ils ne se contentent plus seulement de « voler » des pratiques sexuelles interdites par l’islam, la morale patriarcale et le code pénal, ils vont jusqu’à les revendiquer comme un droit humain et comme définitionnelles d’abord une identité individuelle, puis d’une identité collective, celle d’une minorité sexuelle ayant le droit de jouir de ses droits sexuels différents.
Ce passage au stade de la revendication identitaire, celui de la reconnaissance publique, se traduit dans l’apparition d’associations clandestines de LGBT, de journaux électroniques LGBT, et parfois dans des marches et manifestations publiques LGBT (non autorisées, illégales). Et c’est cette naissance des LGBT comme mouvement social en quête d’identité et de reconnaissance qui fait basculer la majorité des Marocains dans l’homophobie extrême et extrémiste. Car si les homosexuels étaient plus ou moins intégrés et tolérés par la société marocaine traditionnelle tant qu’ils intériorisaient eux-mêmes leur stigmatisation et marginalisation, ils sont aujourd’hui accusés de s’occidentaliser en revendiquant leur normalité et les droits qui s’ensuivent, celui de l’égalité des genres et des orientations sexuelles. C’est pour cette raison qu’ils deviennent un objet de violence polymorphe et qu’ils cherchent quand cela leur est possible de devenir des « réfugiés sexuels » ailleurs, dans l’exil.
Mode de vie, pratiques sexuelles et pratiques discursives
Les lesbiennes d’origine populaire sont chassées du domicile parental en raison de leur orientation sexuelle. Livrées à elles-mêmes, sans ressources, certaines d’entre-elles basculent dans le travail hétérosexuel pour survivre. En parallèle mais fondamentalement, elles vivent une relation d’amour lesbienne qui rompt avec les représentations traditionnelles négatives. La relation lesbienne est marquée par le respect mutuel et se définit comme permanente et stable. Elle traduit surtout un choix de vie définitif, le choix d’une vie lesbienne qui renonce au mariage hétérosexuel.
Au sein de cette relation, il y a également dépassement du modèle patriarcal de la lesbienne active qui joue le rôle de l’homme dominant et de la lesbienne passive qui occupe le statut de la femme dominée et soumise. Sur le plan sexuel notamment, des jeunes filles renoncent à leur virginité et se font déflorer dans la relation lesbienne amoureuse. Du moment que l’hymen n’est plus un capital (atout) à investir dans le marché matrimonial hétérosexuel, il cesse d’être la capitale de leur corps, sa partie la plus importante, centrale. Ce faisant, le lesbianisme marocain réalise une révolution silencieuse, en douceur. En fait, c’est une révolution sexuelle qui ne dit pas son nom, une révolution féministe en soi. En soi dans le sens où elle a lieu sans stratégie féministe ayant comme but de détruire le patriarcat comme système sexuel genré dominant. C’est donc là une expression nouvelle et involontaire du féminisme marocain, une expression qui focalise sa démarche sur la dimension sexuelle, laquelle est plus ou moins occultée par le féminisme associatif dominant. Féministe dans la mesure où elle est autonomisation sexuelle par rapport à l’homme et au marché matrimonial.
Le choix d’une vie lesbienne comme choix de vie définitif et irréversible fonde une relation homo-sociale et homosexuelle sans hommes, sans qu’elle soit pour autant contre les hommes. Le refus de l’homme comme partenaire sexuel ne provient pas chez la lesbienne marocaine d’un féminisme radical qui identifie l’homme comme l’ennemi principal duquel il faut se libérer. C’est un refus qui n’est pas idéologique : il résulte tout simplement d’une orientation homosexuelle profonde que la jeune fille assume et cesse de considérer comme désordre mental ou comme perversion à soigner.
Signalons enfin que le lesbianisme ne s’oppose pas, selon les lesbiennes marocaines, à l’islam. Pour elles, leur foi religieuse est au-dessus de tout soupçon. Elles ne prêtent guère attention à la lecture orthodoxe dominante des foqaha qui considère homosexuels/lesbiennes, transgenres et bisexuels des deux sexes comme des pécheurs à sanctionner. Sur ce plan, et par rapport aux lesbiennes, les gays marocains ont franchi un pas notable. Ils établissent un contrat de mariage signé par les deux gays qui se marient en présence de témoins gays. Ce contrat de mariage gay reprend la formule sacrée du contrat du mariage hétérosexuel légal : « Y1 épouse Y2 selon la Tradition d’Allah et de son Prophète ». Ils vont même parfois jusqu’à stipuler, dans leur élan naïf et sincère, que leur mariage est indissoluble, à vie. Or cette disposition est anti-islamique. En effet, pour la Shari’a, loi divine contenue dans le Coran et la Sunna et explicitée par le droit musulman, le mariage musulman est dissoluble selon la volonté unilatérale de chaque conjoint.
Toujours pour prouver l’islamité de leur homosexualité, les LGBT du Maroc n’hésitent pas à affirmer, à travers leurs sites et à travers les interviews que nous avons fait réaliser, qu’il est nécessaire de faire de l’ijtihad, de procéder à des lectures nouvelles des textes sacrés afin d’islamiser les notions d’orientation sexuelle et d’identité de genre, ce qui permettra de ne plus considérer les LGBT comme des pécheurs. Le point de départ qu’ils proposent est d’inspiration soufie : « Dieu aime toutes ses créatures ». Selon eux, Dieu a créé les êtres humains différents afin qu’ils se connaissent mutuellement et coexistent de manière pacifique. La diversité créée par Dieu n’est pas seulement ethnique et religieuse, elle est également sexuelle. C’est là le principe religieux fondateur des LGBT marocains en tant que LGBT musulmans. Certains parmi eux estiment que les versets coraniques invoqués pour condamner l’homosexualité ne condamnent pas l’homosexualité en tant que telle, mais le viol homosexuel.
Par conséquent, l’ennemi principal des LGBT marocains n’est pas tant l’islam (Coran et Sunna) que l’article 489 du code pénal et la mentalité homophobe. L’article 489, tout en étant sécularisé (au niveau de la terminologie et des sanctions), réprime la relation sexuelle « contre-nature » et la punit d’un emprisonnement qui peut atteindre 3 ans. Quant à la mentalité homophobe, elle perçoit les LGBT comme des êtres pervers devant se cacher et se soigner alors que l’OMS a cessé de considérer l’homosexualité comme un désordre mental et que le « Conseil des Droits de l’Homme » (ONU) appelle à cesser toute discrimination à l’égard des LGBT. Tels sont aujourd’hui les défis majeurs que les LGBT affrontent au Maroc à travers leur discours.
Conclusion
En conclusion, on peut avancer la notion de transition homosexuelle pour rendre compte de la situation des LGBT au Maroc, transition marquée par des passages en cours : 1) passage des appellations arabes négatives de liwat (homosexualité) et sihaq (lesbianisme) à la notion neutre de mithlya jinsya (similarité sexuelle), 2) passage de la notion de perversion sexuelle à celle de différence sexuelle, 3) passage du rejet de soi à l’acceptation de soi, 4) passage de l’esseulement à la communauté, 5) passage d’une conscience malheureuse à une conscience apaisée (voire fière/PrideGay balbutiante), 6) passage d’une vision de l’islam comme un obstacle ennemi à une perception de l’islam comme un gayfriend à travers sa soufisation (son interprétation mystique) qui prône l’égalité entre toutes les orientations sexuelles et entre la masculinité hégémonique et les genres dominés (femmes hétéro et LGBT).
Les LGBT marocains en transition vers une nouvelle condition sociale et juridique sont donc un autre aspect de la transition sexuelle en cours au Maroc.
Rabat, le 18 avril 2019
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