Libérer Hajar Raissouni et tous les « débauchés » et les avortées (Pr Dialmy)

Libérer Hajar Raissouni et tous les « débauchés » et les avortées (Pr Dialmy)

            Hajar Raissouni est accusée de débauche et d’avortement,  c’est à dire d’avoir eu des relations sexuelles prémaritales et d’avoir procédé à une interruption volontaire de grossesse. Deux délits sanctionnés par le code pénal marocain.

            A mon sens, cette accusation doit être traitée selon deux hypothèses.

                     L’hypothèse islamiste : l’accusation est fausse

 

                       On peut en effet émettre l’hypothèse d’une accusation montée de toutes pièces par certains services de l’Etat, une accusation à objectifs multiples.

            Le premier serait de réduire Hajar Raissouni au silence parce qu’elle est une journaliste qui dérange et qui travaille dans un journal qui dérange. Elle-même d’origine rifaine, elle dérange de par son soutien inconditionnel à la contestation rifaine (hirak) et à ses acteurs emprisonnés. Acteurs qu’elle présente comme des héros victimes d’un Etat répressif. Elle dérange de par son appartenance professionnelle à un journal qui dérangeait (à travers les éditoriaux de son directeur-fondateur) et qui continue de déranger (à cause du soutien que le journal continue d’apporter à ce directeur condamné et emprisonné pour des crimes sexuels).

            Le deuxième objectif serait de décrédibiliser l’oncle de Hajar Raissouni, à savoir Ahmed Raissouni, une figure islamiste qui ne cesse justement de condamner les relations sexuelles prémaritales et l’IVG au nom de la Shari’a islamique, et qui s’en prend aux défenseurs des droits sexuels et reproductifs. En accusant la nièce de débauche et d’IVG, l’oncle est également atteint dans la mesure où le voile islamique qu’il défend et que porte sa nièce serait un voile formel qui ne prémunit pas contre la fornication illicite. La nièce serait donc le modèle de la jeune femme musulmane qui reprend à son compte le modèle islamiste prôné par l’oncle, celui d’un musulman qui respecte la Shari’a en apparence et dans ses formes extérieures (prière, jeune, voile, proclamation d’abstinence sexuelle prémaritale ou de fidélité conjugale…) et qui la transgresse en cachette, celui d’un musulman hypocrite qui dit non à la fornication mais qui fornique, et qui ment...

            Le troisième objectif serait de décrédibiliser, au-delà de l’oncle, « son » association Al-Islah wa Attawhid, la matrice idéologique du « Parti de la Justice et du développement », et par-là même ce parti qui dirige les gouvernements successifs depuis 2012. Et c’est un parti qui risque d’emporter les élections législatives de 2021. Salir l’image du PJD en montrant que des figures qui lui appartiennent ou qui lui sont très proches sont des fornicateurs hypocrites serait une technique utilisée par le pouvoir pour entraver la marche du PJD vers une troisième victoire législative consécutive. Ce serait là un argument de poids qui a la possibilité de faire dresser l’opinion populaire contre cet islamisme hypocrite.

            Accuser Hajar Raissouni de débauche et d’IVG constituerait donc une ruse médiatique qui instrumentalise la pseudo-sexualité prémaritale (et ses conséquences) d’un individu pour servir une finalité politique. Cette pseudo-débauche (sexuelle) prémaritale de Hajar et sa pseudo-IVG seraient exploitées non seulement pour la frapper elle-même, mais aussi et surtout pour réaliser des objectifs politiques peu soucieux de l’écrasement d’une femme.

            Pur machiavélisme ! Si c’est le cas, si les accusations de débauche et d’IVG sont fausses, le minimum est de libérer l’accusée immédiatement et sans conditions, de la réhabiliter aux yeux de l’opinion publique, de la compenser pour les torts subis. Mais si c’est le cas, si l’accusation est vraiment concoctée, peut-on raisonnablement s’attendre à ce que l’Etat fasse marche arrière ? Très peu probable… L’accusation sera maintenue, l’accusée condamnée, et le premier objectif atteint…

 

            L’hypothèse féministe : même si l’accusation est fondée…

 

            Elle consiste à admettre que Hajar a eu en effet des relations sexuelles prémaritales et qu’elle a procédé à une IVG. Dans ce cas, au nom de quoi demander que Hajar soit libérée ? Au nom de quoi empêcher la machine judiciaire de s’enclencher et de faire son travail ?

            Certes, certaines agences de l’ONU comme l’OMS, le FNUAP, le Conseil des Droits de l’Homme ainsi des organisations internationales de poids comme l’IPPF et l’Association Internationale de Sexologie, posent les droits sexuels et reproductifs comme des droits humains insécables et indivisibles. Certes, parmi ces droits, figurent le droit à la sexualité prémaritale et le droit de faire interrompre une grossesse non désirée. Mais la proclamation de ces droits ne signifie pas leur légalisation internationale. En effet, il n’existe ni convention ni traité votés à l’ONU par ses Etats membres, à ratifier et à signer par ces Etats, et qui les obligerait à respecter ces droits sexuels et reproductifs en les intégrant dans leur législation nationale. Et si ce sont principalement les Etats islamiques qui n’ont pas intégré la majorité des droits sexuels et reproductifs, ils ne sont pas les seuls. Plusieurs Etats démocrates, laïcs et développés continuent d’interdire le droit à l’avortement par exemple.

            Au sein des Etats islamiques, certains individus et organisations militent contre les droits sexuels et reproductifs à l’instar d’Ahmed Raissouni, de l’association « Al Islah wa Attawhid » qu’il a fondée et dirigée et du PJD lui-même. On peut même supposer que Hajar elle-même ne croit pas en ces droits. A ma connaissance, elle elle ne les a jamais défendus. Tous ces acteurs y voient une attaque occidentale impérialiste contre l’islam et la Shari’a.

            Hajar serait donc d’accord, en tant que musulmane voilée, avec la loi pénale qui la condamnerait pour débauche et IVG. Par conséquent, elle devrait accepter d’être condamnée au nom d’une loi souveraine dans un Etat souverain ayant l’islam comme religion d’Etat et comme source de droit pénal en matière de sexualité et de reproduction. En condamnant Hajar au vu des articles relatifs à la débauche et à l’IVG, le Maroc n’enfreint aucune convention internationale ou traité. Par conséquent, toutes les personnes qui ont été condamnées au Maroc pour débauche et IVG depuis 1962 l’ont été par des tribunaux qui appliquent une loi souveraine. A titre d’exemple, ces 17282 personnes qui ont été poursuivies par le ministère public pour débauche et ces 61 personnes pour IVG en 2017. Ainsi que ces 73 personnes qui ont été poursuivies pour IVG en 2018. Personne n’a contesté leurs poursuites qui sont passées inaperçues parce que jugées légales et normales.

            Pourquoi donc contester les poursuites contre Hajar Raissouni ? Au nom de quoi demander sa libération ? Pourquoi les grandes associations féministes marocaines n’invoquent-elles pas les droits sexuels et reproductifs à propos des « débauchés » et des « avortées » « ordinaires » ? Pourquoi n’y a t- il aucune pétition de solidarité avec ces prisonniers depuis l’entrée de la presse et de la société civile marocaines dans l’ère des droits sexuels et reproductifs ? Pourquoi presse et société civile ne manifestent-elles pas pour revendiquer l’innocence de gens ordinaires ayant été emprisonnés pour débauche et IVG ?

            Par conséquent, demander la cessation des poursuites contre Hajar dans le cas de notre seconde hypothèse, celle de l’accusation fondée, serait du favoritisme et relèverait de la discrimination. Ne le ferait-on pas parce qu’elle est une femme connue et c’est pour cela qu’elle a le soutien inconditionnel des féministes ? Ne le ferait-on pas parce qu’elle est journaliste et c’est pour cela qu’elle a une bonne partie de la presse derrière elle pour la soutenir par solidarité professionnelle ? Ne le ferait-on pas par ce qu’elle est la nièce d’Ahmed Raissouni, un personnage important pour l’islamisme, notamment marocain ? Ne le ferait-on pas pour sauvegarder l’image de ce que Hajar Raissouni symbolise, à savoir celle d’un islamisme domestiqué, celle d’un islamisme qu’on ne veut pas humilier davantage ? Ne le ferait-on pas sous la pression d’un parti islamiste aux commandes ?

            Grâce à Hajar, soutiens féministe et islamiste se rencontrent autour d’une même cause, mais cette rencontre est artificielle car elle se fait à partir de prémisses différentes, pour des raisons différentes et pour des finalités différentes.

 

            Sortir de la troisième hypothèse

 

            Certes, il faut libérer Hajar Raissouni, même si elle-même ne croit pas aux droits sexuels et reproductifs. Il faut la libérer parce qu’avoir une relation sexuelle par amour et/ou pour le plaisir n’est pas de la débauche. Il faut libérer Hajar parce qu’interrompre une grossesse non désirée signifie ne pas considérer la maternité comme une punition irréversible de l’amour libre, mais comme un choix libre et assumé. Cependant, il ne faut pas libérer seulement Hajar. Il faut libérer tous les prisonniers accusés de débauche et d’IVG afin d’éviter le favoritisme et la discrimination.

            Comment ? Eu égard à sa symbolique sexuelle et politique, le cas de Hajar Raissouni représente une opportunité de réforme immédiate et rapide du code pénal qui consiste à supprimer les articles qui pénalisent la sexualité prémaritale et l’avortement pour grossesse non désirée (entre autres). Avec un effet rétroactif afin de pouvoir légalement relâcher tous les prisonniers victimes de ces articles.

            Cette réforme (qui se fait attendre) est une manière de concilier entre les pratiques sexuelles et reproductives d’une part et les lois d’autre part, et ce sera une manière de réconcilier les Marocains avec eux-mêmes, de ne plus les laisser vivre dans la déchirure. Que les Marocains qui décident d’avoir des rapports sexuels prémaritaux et de mettre fin à une grossesse non désirée puissent le faire en toute liberté au nom des libertés individuelles et des droits humains fondamentaux. Que les Marocains qui décident de ne pas avoir de rapports sexuels prémaritaux et de ne pas pratiquer d’avortement au nom de leur interprétation de la Shari’a puissent le faire en toute liberté au nom de leur droit à la foi. Et que les deux groupes coexistent librement dans le respect mutuel et dans la paix.

            Certes, cette proposition n’est recevable que par un Etat qui s’engage dans la voie d’une véritable démocratie, non seulement politique, mais également sociale, sexuelle, reproductive et de genre. Et c’est cette voie-là, que certains qualifieront d’utopie qui prémunira la société marocaine contre la troisième hypothèse : la débauche et l’IVG de Hajar ne seraient pas concoctées et constitueraient une aubaine, un cadeau involontaire au pouvoir pour décrédibiliser une opposition islamiste qui, tout en étant partiellement intégrée dans le jeu politique,  représentera toujours une menace stratégique.

            Dans quelle mesure peut-on avancer l’hypothèse que cette troisième hypothèse est la plus vraisemblable ?

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Le Pr Abdessamad Dialmy, sociologue et anthropologue réputé au Maroc, est spécialiste de la sexualité et auteur de plusieurs ouvrages sur la question.

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