Politiques, héritage et libertés sexuelles, par Abdessamad Dialmy
Etablir l’égalité entre le frère et la sœur et entre l’époux et l’épouse en matière d’héritage d’une part, dépénaliser les hétérosexualités préconjugale, extraconjugale, post-conjugale et les homosexualités (masculine et féminine) d’autre part, telles sont les deux revendications les plus audacieuses dans les « projets » de réforme du « Code de la Famille » (CF) et du « Code Pénal » (CP) au Maroc. Ces revendications sont formulées par quelques intellectuels et par une partie de la société civile au nom des principes de l’égalité de genre et des droits et libertés sexuels.
Les lois peuvent-elles être changées dans ce sens en raison de l’évolution féministe et de l’explosion sexuelle que connaît le Maroc ? Les principes d’une réalité transitionnelle et des droits humains sont-ils suffisants pour amener décideurs politiques et législateurs à changer CF et CP qui, tout en étant positifs et séculiers, protègent à leur manière la Shari’a et son représentant officiel, à savoir le fiqh (droit musulman) ? En effet, CF et CP sont coranisés, quasi-intouchables, sacralisés dans leur traitement des questions de l’héritage et des sexualités.
CF et CP sont sacralisés non seulement par une opinion populaire dogmatique victime d’une foi « primaire », mais aussi par un gouvernement et un parlement droitisés non-convaincus de la nécessité d’une réforme juridique égalitariste en matière d’héritage et libertaire en matière de sexualités. RNI, PAM et Istiqlal, les trois partis politiques qui forment le gouvernement actuel peuvent-ils élaborer (à trois ou séparément) un projet de loi dans le sens de l’égalité de genre (en héritage) et des libertés sexuelles ? La majorité parlementaire issue de ces trois partis peut-elle faire une proposition de loi dans ce sens ?
Rien n’est moins sûr. Pour l’Istiqlal, parti traditionnaliste conservateur, la réforme demandée porte atteinte à la Shari’a, à des versets dits « catégoriques » : « Dieu vous recommande : au mâle la part de deux femelles », « N’approchez pas la fornication, c’est une turpitude et un mauvais chemin ». En est-il autrement pour le RNI et le PAM ? Libéraux certes, leur libéralisme économique n’interroge pas les textes religieux pour évaluer leur degré d’adéquation à l’évolution féministe et à l’explosion sexuelle. A titre d’exemple, ces deux partis peuvent-ils considérer le travail domestique des jeunes filles et des épouses comme un emploi non rémunéré, comme une nafaqa au profit du ménage parental ou conjugal ? Cette nafaqa est reconnue et monétarisée en tant que telle par les économistes libéraux, mais elle est loin de l’être par les économistes du RNI et du PAM. Reconnaître le travail domestique des jeunes filles et des épouses comme une nafaqa, c’est saper la base de l’inégalité en héritage entre frère et sœur, entre époux et épouse. Et qui dit libéralisme dit également libertés sexuelles, égalité entre tous les acteurs sexuels indépendamment de leur statut matrimonial et de leur orientation sexuelle. RNI et PAM ne manifestent aucun soutien au libéralisme sexuel. En un mot, RNI et PAM n’envisagent ni dans leur plateforme idéologique ni dans leurs programmes d’établir l’égalité de genre en matière d’héritage et/ou de reconnaître les droits et les libertés sexuels.
Alors d’où viendraient un projet ou une proposition de loi réformiste dans les champs familial et sexuel? Ministres et parlementaires de la majorité ne pourront élaborer que des lois conformes aux orientations de leurs partis politiques. A moins qu’on ne vive au Maroc une exception politique dans le sens où ministres et parlementaires pourraient « violer » les orientations et les programmes de leurs propres partis ? Pourrait-on alors espérer une prise de conscience à travers une révision idéologique au sein du RNI et du PAM, une révision pro-égalitariste en matière d’héritage et pro-libertaire en matière de sexualité ? Leur libéralisme ne l’interdit pas, le libéralisme ayant déjà adopté ailleurs ces postures inscrites dans l’ADN des gauches socialistes et communistes.
Le problème de la réforme des CF/CP réside donc dans l’absence de levier politique à la revendication réformiste. Celle-ci a besoin d’une force politique motrice de poids, populaire. Rappelons-nous à ce sujet que le passage au « Code de la Famille » entre 1999 et 2004 a bénéficié d’un soutien politique très fort initié et soutenu d’abord par le gouvernement d’alternance (notamment USFP et PPS), puis finalisé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI.
Comment sortir de l’impasse actuelle de la réforme CF/CP sans cesse ajournée depuis 2015 (au moins) ? Pour cela, il faudrait que la réforme juridique familiale et sexuelle soit soutenue par une coalition politique qui dépasse la majorité parlementaire (sans l’Istiqlal), et qui comprendrait outre le RNI et le PAM, l’USFP, le PPS, le FFD, le PSU voire des partis politiques extra-parlementaires de gauche comme At-Tali’a et An-Nahj Addimocrati. Cette coalition, dominée par une gauche au sens très large du terme, relève d’une utopie politique tactique, une utopie nécessaire.
Une autre « utopie », stratégique, est à envisager. Le Roi, en tant que Commandeur des Croyants, demanderait au « Conseil Supérieur des Ouléma » de procéder à la suspension (تعطيل) des versets dits « catégoriques » (cités plus haut), ceux-là même qui établissent l’inégalité de genre en matière d’héritage et la discrimination en matière de sexualités. La suspension est une prérogative du « Commandeur des Croyants » au nom de l’intérêt supérieur du Maroc, Umma et nation. Elle découlerait aussi de la possibilité actuelle de déconnecter entre sexualité des non-mariés et grossesses indésirables. L’abstinence sexuelle des non mariés n’est plus le seul préservatif contre les grossesses troublantes, celles qui sèmeraient la confusion des liens et des biens. Contraceptifs, avortement sans risques et test ADN permettraient d’éviter les confusions patronymique et successorale.
La « suspension » que réalisera le Roi devra avoir un effet juridique : celui de faire abroger les articles du CF qui instituent l’inégalité de genre en matière d’héritage et les articles du CP qui instituent la discrimination entre les acteurs sexuels, pénalisant l’homosexualité (art. 489), la débauche/sexualités préconjugale et post-conjugale (art. 490) et l’adultère (art. 491). Ce dernier deviendra une infraction civile.
Pour rassurer les défenseurs de l’islam, dont je fais moi-même partie en toute sincérité, la suspension religieuse débouchant sur l’abrogation juridique signifie tout simplement ceci : la loi ne pourra pas enlever aux Marocains le droit de respecter la lettre du Coran à titre privé et individuel. Ainsi, des citoyen/nes peuvent continuer de s’auto-interdire la fornication (zina) et de léguer durant leur vie leur fortune selon les prescriptions coraniques. Les Musulmans littéralistes qui forniqueraient pourraient s’auto-flageller par exemple (ou se repentir), ce qui est plus conforme au Coran en comparaison avec l’emprisonnement prévu par le « Code Pénal ». Les Marocaines auront le droit d’hériter la même part que leur frère (ou lors de l’absence du frère) ou leur époux au nom de la nouvelle loi à venir. Et d’autres Marocaines et Marocaines auront le droit d’avoir librement des relations sexuelles consenties entre adultes au nom de cette même loi à venir. De cette manière, chaque citoyen/ne agira librement selon sa conscience dans le cadre du respect mutuel de la vie privée.
En un mot, le processus suspension/abrogation a le double mérite de respecter l’islam en tant que religion d’Etat et de ne plus l’utiliser comme une source de loi discriminante, la loi devant donner à tous les Marocains le droit d’être un Musulman littéraliste ou ouvert, voire le droit de ne pas être Musulman du tout. La Marocanité serait le ciment citoyen qui unirait tous les Marocains sans aucune discrimination basée sur la religion (ou la non-religion), le sexe, le genre, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, la couleur, et l’ethnie.
En conclusion, l’intervention royale est incontournable à travers le processus fiqhico-religieux de la « suspension ». Elle inscrira alors l’islam marocain dans une «théologie de la libération » qui se situe au-delà de la littéralité, une littéralité déjà dépassée par ailleurs. Cette utopie de la littéralité peut tout au plus garantir une islamité de façade, forcée. Et comme l’islam-foi des Marocains est fort malgré leurs pratiques (mu’amalate) innovantes non blâmables (bricolages sexuels, legs, dons…) la « suspension de textes religieux » par Amir al Mouminine, juridiquement abrogeante, est une utopie nécessaire parce que réaliste, et réaliste parce que nécessaire. Les « Mu’amalate », ce champ en constant devenir, sont le champ où le texte dit « catégorique » n’a pas lieu d’être, et qui doit par conséquent être catégoriquement suspendu…
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Le Pr Abdessamad Dialmy, Docteur d'Etat, Sociologue, Professeur d'université, Expert-Auteur en "Sexualité, Genre, Féminisme en Islam".
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