Le rap marocain et sa symbolique d’ouverture, par Youssef Boucetta
« Koulchi baghi y welli Pablo, ou hna Marruecos machi Narcos »… ainsi résonne l’un des textes canoniques du rap moderne marocain, prononcé avec ferveur par son chef de file, El Grande Toto dans le morceau Pablo. Ce refrain à lui seul est d’une grande richesse, il serait intéressant d’y faire une petite incision critique. Tout d’abord, on voit l’impact profond de la mondialisation dans ce qu’elle affecte la consommation culturelle du Maroc, en l’internationalisant.
Ici, la série Narcos produite par Netflix, qui représente un regard hollywoodien sur l’histoire souvent romancée bien que fascinante de Pablo Escobar. Avec cette base référentielle, El Grande Toto construit ce vers qui image l’espoir et le fatalisme dans deux hémistiches qui avancent deux parties de la dialectique existentielle de la jeunesse marocaine et inspire l’auditeur à rentrer en dialogue avec le texte auditif en faisant la synthèse de cette dialectique. Pour moi, cette synthèse se trouve dans l’espoir, et l’envie irrépressible de l’action qui peut être a inspiré cet article.
De plus, il s’agit bien évidemment de rap, un genre musical et une culture directement importée du Bronx (New York), en passant par les banlieues des grandes villes européennes. Toute cette masse de productions et d’inspirations culturelles qui ont atteint le public marocain et surtout la jeunesse, témoignent de l’ouverture sans frein du Maroc au reste du monde et surtout à l’Occident, mais essentiellement posent la nécessité d’une nouvelle définition identitaire pour la jeunesse au Maroc. Voilà tout ce sur quoi peut nous renseigner un simple vers de rap lorsqu’il est examiné dans son contexte.
Le rap marocain constitue une force d’expression majeure de la jeunesse marocaine d’aujourd’hui. Elle unit derrière un sentiment d’appartenance, les Marocains de demain, qui restent encore souvent divisés par leur classe sociale, ou par l’orientation culturelle de leur éducation (arabophone, francophone, hispanophone, anglophone et autres systèmes scolaires au Maroc et de la diaspora marocaine). Ainsi, dans les codes bien établis de la culture jeune, vibrante, créative, cérébrale, poétique et émancipante qu’est le rap, notre jeunesse fait briller son multiculturalisme, sa sensibilité lyrique, son inventivité et puise son inspiration dans un sac sans fond de vicissitudes quotidiennes remarquables, à l’image de la richesse de sa culture mais aussi des paradoxes de sa société.
Le rap au Maroc est en train d’atteindre une échelle de popularité sans précèdent, au vu de son arrivée synchronisée avec l’avènement des réseaux sociaux qui constituent dans leur essence, l’agora postmoderne. La distribution du rap marocain se fait majoritairement à travers les réseaux sociaux (Youtube et Facebook principalement), car les services de streaming sont encore difficilement accessibles au marché marocain (par leur prix et leur méthode de paiement institutionnalisée). Ainsi, bien que cela signifie une moindre rémunération matérielle pour les artistes en comparaison avec leur popularité, cela se traduit également par un accès beaucoup plus démocratisé à la musique.
Le groupe marocain Shayfeen, s’illustre avec élégance dans des concerts à l’international, principalement en Europe où ils fédèrent l’attention des médias. Récemment, ils ont été le sujet d’un court documentaire réalisé par Konbini, géant de la culture populaire en France et dans le monde. Dans ce documentaire figurent également le précité El Grande Toto, ainsi que Madd, un autre artiste de renommée internationale. Au Maroc, le documentaire « Wa Drari » est récemment sorti sur 2M, réalisé par Fatima Zahra Bencherki. Cette œuvre centre son intrigue autour des difficultés existentielles auxquelles doit faire face le groupe Shayfeen, mais elle illustre surtout leur rage de vaincre, caractéristique importante d’une jeunesse créative.
Avec toute cette attention à l’international, nous commençons lentement à reconnaître l’importance du rap comme genre cathartique qui accompagne la lutte identitaire de la jeunesse marocaine. Mais la question se doit d’être posée : Pourquoi a-t-on besoin d’une attention internationale pour donner de la valeur à la création de notre propre pays ? Sommes-nous, serons-nous, toujours plongés dans le complexe d’infériorité théorisé par Fanon ?
Le rap donne des pistes de solutions, en revendiquant une indépendance artistique marocaine, mais surtout en tissant une identité propre à la jeunesse. Cette jeunesse, doit se charger de transcender ce complexe d’infériorité, et elle le fait déjà en maniant la Darija avec une désinvolture éloquente à des fins artistiques. Avec le rap, l’expression ne se plie ni au français, ni à l’arabe classique, langues conçues pour d’autres peuples qui ont fini par faire leur chemin au Maroc. La Darija nous octroie le plein pouvoir sur nos modalités d’expression. Jorge Luis Borges disait que toute langue est un alphabet de symboles dont l’exercice présuppose un passé que les interlocuteurs partagent. La Darija représente ce passé partagé par le Maroc, et son exercice dans l’expression de son art sert et reflète son pays avec une élégance désarmante. Pourquoi ne pas l’encourager ? Il ne faut pas être idéologue, ni complexé, ni apeuré du travail qu’il reste à faire pour développer le champ d’expression de la Darija.
Soyons courageux, ouvrons-nous au changement et au syncrétisme culturel, élément enrichissant de la culture marocaine, qui peut être tracé jusqu'à l’époque de Al-Andalous. Surtout, ouvrons nos oreilles à la puissance de la clameur du mal existentiel de notre jeunesse qui semble être entendue par tout le monde… sauf par nous.
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Youssef Boucetta est étudiant en 3ème année, BA à Hampshire College (Amherst, Massachusetts). Il suit un cursus interdisciplinaire en Cinéma, Études Culturelles et Philosophie. Fils de diplomates, il a sillonné le monde et sa maîtrise de plusieurs langues lui a permis une ouverture culturelle, et artistique, sur le monde... qu'il met au service de la culture dans son pays.
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